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les élémens d’un portrait définitif ; il a dit tout ce que nous avions besoin de savoir, et un peu plus que nous ne lui en demandions. « J’ai peur d’avoir eu une âme de l’espèce de celle qu’un philosophe ancien appelait une maladie sacrée. » Cette âme de Chateaubriand est devenue l’âme de plusieurs générations d’hommes. Cette maladie sacrée a été celle de toute une époque et s’est communiquée à une grande littérature. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’en rechercher les origines. Chateaubriand a été pour la religion chrétienne un apologiste assez différent de celui que Pascal méditait d’être en son temps. C’est cette différence qu’il importe d’expliquer, et non pas seulement par la différence des temps, mais par les traits du caractère d’un individu.

Le premier trait est celui qui, au surplus, a frappé tous les biographes et qu’ils se sont appliqués à faire saillir, depuis Sainte-Beuve, qui appelle René, d’une expression si heureuse, « un épicurien à l’imagination catholique », jusqu’à M. de Vogüé qui analysait ici même, avec autant de pénétration que d’éloquence, cette « âme de désir ». C’est à l’époque de l’éveil des sens et sous cette influence que Chateaubriand crée la sylphide irréelle qu’il pare des charmes de toutes les femmes de chair qu’il a pu entrevoir. « Tout devint passion chez moi en attendant l’âge des passions. » Cet âge pour lui s’est prolongé fort tard. A la date de 1832, par un soir d’orage, se trouvant dans une chambre d’auberge à Altorf, il gémit ou il halette : « Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant d’énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? As-tu pitié de moi ?… Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux ; caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre. Qu’ils rembrunissent sous tes baisers… » C’est là un genre de confidences dont nous nous serions bien passés, mais dont nous sommes tout de même forcés de tenir compte. Il y a dans René du don Juan : cela explique en partie sa séduction, mais aussi l’espèce particulière de sa tristesse.

Cette tristesse que Chateaubriand a fait rentrer dans la littérature, c’est par elle qu’il a élargi l’âme moderne, renouvelé la sensibilité, rouvert les sources de la poésie. Suivant sa belle expression, la vie, sans le chagrin qui la rend grave, n’est qu’un hochet d’enfant ; et de même une œuvre littéraire qui ne sonne pas douloureusement n’est qu’un jeu puéril. Mais il y a bien des sortes de tristesse. Celle de Chateaubriand n’est le résultat ni d’une conception générale, ni d’une déduction logique, ni d’aucun raisonnement. Elle n’a pas la sérénité qu’y apportent les vrais croyans, résignés à ne demander à ce monde aucune de ses joies ; elle n’a pas l’âpreté qui vient de ce qu’on a jugé la