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assez pour qu’il ait droit à notre reconnaissance. Introduit par Mme de Chateaubriand dans la société du grand écrivain, M. Pailhès en est devenu l’un des familiers. Mais le moyen d’entrer dans l’intimité de l’auteur du Génie du Christianisme sans en subir la séduction et sans être entraîné dans le rayonnement de sa gloire ? C’est quand il s’agit de Chateaubriand que l’admiration devient une religion. M. Pailhès en est l’un des dévots. Il a la foi. Il la confesse dans son nouveau volume : Chateaubriand, sa femme et ses amis. Ce livre est un acte d’adoration ; c’est, par ailleurs, une œuvre de représailles. Il s’y exhale une de ces colères impétueuses et vigoureuses qui ne s’épuisent pas en s’exprimant, mais que cinq cents pages aident seulement à prendre une plus complète conscience d’elles-mêmes. Car un sacrilège a été commis. Un impie a profané le temple. Un homme s’est rencontré qui a porté sur l’idole ses mains profanes. C’est Sainte-Beuve, pour l’appeler par son nom. Depuis plus de quarante ans qu’il a publié son livre de diffamation et de scandale, aucune réclamation sérieuse ne s’est élevée. Même on a lâchement adopté ses conclusions, et on a pris l’habitude de voir Chateaubriand à travers l’image qu’il en a tracée. Il était temps que M. Pailhès vînt faire entendre sa protestation indignée et crier, comme il le fait en propres termes : « Honte à Sainte-Beuve ! » Encore craint-il de n’avoir pas trouvé des expressions assez fortes, et d’être resté inférieur à sa tâche. Ce n’est pas qu’il ait manqué de bonne volonté, mais plutôt peut-être du talent nécessaire. Il y eût fallu la touche du maître. Chateaubriand était seul capable de venger Chateaubriand. Ah ! s’il avait pu sortir de sa tombe ! « A quelle immortalité de mépris, à quelle sublimité d’infamie, par un de ces mots puissans dont il avait le secret, il eût voué, il eût cloué Sainte-Beuve ! » A la violence des termes on reconnaît l’exaltation du dévot : les colères pieuses ont volontiers recours à ce vocabulaire enflammé.

A quoi se réduit pourtant l’infamie de Sainte-Beuve ? Il avait connu personnellement Chateaubriand ; il avait surtout recueilli sur lui beaucoup de témoignages ; il avait beaucoup de choses à dire. Néanmoins Chateaubriand vieillissait, oublié des générations nouvelles, qui sont ingrates par nature ; quelques amis s’associant à l’œuvre menée avec tant de délicatesse et de dévouement par Mme Récamier, s’ingéniaient à lui masquer la vérité et entretenaient autour de lui l’illusion d’une gloire toujours jeune. Sainte-Beuve ne voulut pas déjouer cette conspiration. Il attendit la mort de Chateaubriand. Mais alors il lui sembla qu’il avait repris ses droits et que l’auteur de tant de beaux livres appartenant sans doute à l’histoire, il pouvait le discuter librement. Il s’appliqua à détacher le masque du grand acteur, à découvrir la physionomie véritable, à retrouver dans l’œuvre les traits du