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s’y divise en deux embranchemens, l’un qui dessert les officines du nord, l’autre celles du sud. On déjeune au galop sur des tables d’une propreté douteuse, et en route dans le soleil et la poussière !

Prenons le chemin du nord : j’ai parcouru les deux ; pendant près de quinze jours j’ai roulé sur leurs rails, et, bien que la différence n’en soit pas très marquée, il me semble que je le préfère.

Au sortir de la station centrale, nous rencontrons la première officine de salpêtre. Qui en voit une les voit toutes. On ne peut même pas dire que leur décor change : plateau mamelonné ou vaste plaine, la désolation est partout la même. Imaginez donc, et sans effort, sur un versant poudreux, des bâtimens noirs, surmontés de longs tuyaux fumans ; devant ces bâtimens, des échafaudages qui supportent des réservoirs en fer rouge, et, tout autour, comme une ceinture d’écume pétrifiée, des monceaux de salpêtre, dont la blancheur s’irise. Plus loin, deux ou trois rangées de huttes forment le village des ouvriers. Et toutes ces constructions en bois, noircies par la fumée, chauffées par le soleil, d’où sortent continuellement le bruit rauque des broyeuses et le ronflement des machines, s’élèvent au milieu de terrains défoncés, ravagés, horribles. Eboulemens, crevasses, trous béans, un inextricable réseau d’ornières, une incohérence de sapes et de tranchées, l’effondrement est tel qu’on ne saurait l’attribuer à des bras humains et que l’esprit se figure un labourage de géans ivres ou le vandalisme d’un tremblement de terre. Je ne pense pas qu’on puisse jamais contempler un spectacle plus sinistre, dans un pays plus morne, sous une lumière plus crue. J’ai traversé d’autres déserts, les hauts plateaux de Bolivie : ils m’ont empli de sérénité ; leurs montagnes sauvages, leurs neiges, le voile d’azur et d’or de leurs lacs, tout y respirait la virginité somptueuse de la nature. Leur silence parlait au cœur. Les dieux, que nos mélancolies ont conçus, n’eussent point dédaigné le séjour de ces sublimes forteresses. Mais ici l’homme a trouvé moyen d’ajouter à l’horreur des choses. Il éventre la terre en forcené. Il la fouille, la bouleverse, se rue contre elle. Je ne dis point qu’il ait tort, puisque la nécessité le lui commande. Mais devant ces plaines saccagées, je m’étonne moins des brutalités de plusieurs salitreros, de leur grossière conception de la vie, de leur débridement d’instincts à travers les jouissances. Ce n’est pas la vue d’un sol en proie à la destruction qui peut élever leur âme et lui donner de la mansuétude. La fortune se ressent toujours des habitudes prises pour la conquérir. Cette dévastation qu’ils pratiquent journellement, dans laquelle et de laquelle ils vivent,