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garantie provisoire. Tout dépend de la commotion que la Russie voudra et saura donner au monde slave, le jour où, sur le tapis vert de l’Europe, elle se décidera à jouer à tout.


V

Les patriotes croates, eux aussi, sentent que leur avenir est solidaire d’événemens qu’il ne dépend point d’eux de hâter, et dans lesquels la fatalité les condamnera peut-être à jouer un rôle ingrat. Mais ils estiment, et ils ont raison, que dès aujourd’hui, par l’effet d’une évolution toute pacifique, l’élément jugo-slave pourrait s’élever en Autriche à une condition plus indépendante et respectée, si les Serbes y observaient une autre attitude. Au plan d’ensemble de Starcevic, tendant à organiser, dans les limites territoriales de l’Empire, une sorte de Jugo-Slavie interne, la Jugo-Slavie externe de Belgrade oppose une réaction également générale. Et ceci n’est pas simple affaire de tendances, mais de conduite ; de désaveu intime, mais de vote. A la lettre, dans ces régions, on a fini par marcher frère contre frère et drapeau contre drapeau.

Un conflit qui date de plus de quinze ans, que ranime, outre la polémique des journaux, chaque consultation électorale, et dont aucune phase n’échappe aux ironies satisfaites de la presse magyare, engendre fatalement, à certaines heures critiques, le désordre dans la rue. Les scènes d’Agram des 14, 15 et 16 octobre dernier, qui ont marqué le passage de François-Joseph et causé un si vif émoi à Belgrade et en Transleithanie, ne sont que l’explosion de ressentimens accumulés : bref, un cas banal de psychologie. Le signe des temps, c’est que les Croates, malgré leur respect, et même leur affection atavique pour la dynastie, ne se soient pas contenus en présence de l’empereur. Ce peuple, qui s’est laissé ravir, par la Nagoda, tant de libertés positives[1], est resté jaloux à l’excès des symboles de son autonomie. On a pu le mettre hors de chez lui sous le double rapport administratif et financier ; mais on ne plante pas impunément à son foyer un drapeau qui n’est pas le sien. Le sentiment de l’invasion se réveille à la seule vue des couleurs étrangères, et, pour la foule, le Serbe est devenu aussi étranger que le Magyar. Le comte Hédervary, qui passe pour un homme avisé, se reconnaît tel, et avait respectueusement provoqué la visite impériale, afin d’attirer sur son œuvre, en Croatie, d’augustes et significatifs éloges, a traité de façon trop

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1895.