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émousse le regard, déhanche l’allure, les femmes me semblent plus nombreuses que les hommes. Les cholas ou métisses arrivent chargées de paniers et de sacs, leurs tresses sur le dos, le front garanti du soleil par des chapeaux de garçons, bronzées, épaisses, lourdes et traînant suspendue à leur jupe éclatante une silencieuse et sale marmaille. Souvent leur accoutrement témoigne d’une coquetterie si drôle qu’elle en devient attristante. Il n’y en a guère qui ne se plâtrent la figure de poudre de riz. Cette poudre blanche sur ces joues d’Indiennes produit une impression de dartres farineuses. J’aime mieux les tatouages et le bariolage des coups de pinceau ! La devanture des magasins européens les hypnotise, et l’on songe, en les voyant, au pauvre argent si péniblement acquis, qu’elles ont laissé sur le comptoir des marchands de nouveautés. Elles ont surtout la passion des chaussures fines, bottines en chevreau, petits souliers glacés et mordorés. J’en ai rencontré deux, en plein désert, qui se rendaient à une officine et qui traversaient des monticules pierreux. Leurs jupes vertes, graisseuses et trouées, tombaient en loques, mais elles étaient chaussées comme des grisettes de Paris et tenaient à la main une fine ombrelle à manche sculpté, qui m’avait tout l’air d’un solde du Louvre. A côté des cholas, voici les dames de la pampa, quelques Anglaises ou Allemandes, dont la fraîche carnation flatte les yeux, et à qui leur taille plus élancée, leurs attaches plus délicates donnent un caractère de fleurs exotiques dans un bois de houx ; des Péruviennes en costume européen ; et des femmes de contremaîtres ou d’ouvriers mieux rétribués, les « señoras du medio pelo », ainsi qu’on appelle cette classe intermédiaire entre les riches et la plèbe. Elles sont vêtues de noir et drapées de la tête aux genoux dans des mantos brodés. Plus je vais, plus je suis frappé de leur type de matrone romaine : la peau brune, le front bas et vertical, des prunelles de jais qui roulent dans un blanc laiteux, le nez assez gros et droit, la bouche bien fendue et plutôt épaisse, la figure carrée, avec une expression de bonté robuste et maternelle. Leur tenue est imposante, sans affectation. Leur corps massif affirme une vertu en bois de chêne, et leurs mains, ah, pauvres de nous ! j’ignore si elles caressent bien, mais je mets la mienne au feu qu’elles doivent cogner dur, quand elles s’en mêlent ! Un coup de poing de ces fortes ménagères assommerait une demi-douzaine de nos crétins parfumés. On ne se lasse point d’admirer l’ample grâce dont elles soulèvent les valises les plus pesantes. Elles prennent leur place et s’installent lentement, posément, solidement, sûres que rien au monde ne les en démarrera. De temps en temps elles tirent de leur panier un fruit