Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/926

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soulageraient des malheureux. Il y a bien un lycée à Iquique, mais, loin de répandre le goût de l’instruction, ce lycée ne fait qu’y accentuer le mépris des études libérales. Les professeurs, mal payés, traînent une existence précaire et servent d’illustration aux grossières théories des habitans. Un de ces derniers disait devant moi à son fils : « Les meilleurs livres sont ceux de comptabilité. Avec de l’audace et la connaissance des quatre règles, on est toujours assez instruit. Une bibliothèque ne vaut pas une estaca de salitre et j’aimerais mieux te voir garçon de magasin que recteur d’institut. » Et, se tournant vers moi : « Car, enfin, ils tirent le diable par la queue, les recteurs ! Et je vous demande un peu à quoi sert une science qui n’enrichit pas ? » Ce raisonnement, les vingt mille citoyens d’Iquique le mettent en pratique. Je ne pense pas qu’il existe un canton de l’univers où les œuvres de l’esprit soient plus décriées. On traite un homme de voleur : cette insulte ne nuit point à son avancement. Elle lui assure même une certaine déférence, s’il est dûment prouvé qu’il a volé sans se faire prendre. Mais murmurez sur son passage : « philosophe ! » ou « poète ! » il ne trouvera pas une mule à étriller. Je n’ai pas vu dans toute la ville une seule librairie. S’il y en a, elle n’ose exhiber de livres à son étalage. Elle les cache derrière des marchandises plus courantes ou des denrées d’un ordre supérieur.

Chez les étrangers, aucun souci de politique locale ni même étrangère. Seul, le mot de socialisme, qu’il soit prononcé par M. de Mun ou par M. Jaurès, les fait bondir, comme un sacrilège commis envers le dieu qu’ils adorent. Ils n’admettent pas qu’il puisse y avoir des questions sociales. Les Chiliens, eux, toujours en mal de députés, de président ou de conseillers municipaux, s’adonnent à leur plaisir favori des querelles électorales. Ils publient quatre journaux d’annonces, où se glisse entre une réclame anglaise et le bulletin de la douane une petite tartine à l’usage des électeurs.

Quant au peuple, quand ses maîtres boivent, il est ivre. Autant dire qu’il désapprend tous les soirs à marcher droit. Et pourtant c’est une forte race, qui ne rechigne pas à la besogne, nerveuse, infatigable, capable de frugalité, indifférente à la douleur, insouciante de la mort, ne craignant que les bouteilles vides. Plus désintéressés que ceux qui les commandent, les rotos détestent l’étranger, l’Anglais surtout, et se contentent de leur salaire. Depuis la guerre du Pacifique, ils ont acquis le sentiment de leur valeur. Ils ont sauvé la république, et se souviennent que la terre où ils couchent fut payée de leur sang. Enfin la révolution