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raison de 500 piastres, il promettait à tout porteur d’une trogne rubiconde de la lui rendre plus blanche que la blanche hermine. On lui versait d’abord 250 piastres de provision, et il soumettait l’appendice nasal à un traitement qui devait durer quinze jours ou trois semaines. Huit jours après son installation, il s’esquivait avec plus de 20 000 piastres en poche, laissant derrière lui des nez badigeonnés d’onguent, pelés, lamentables, d’un éclat peut-être moins vif, mais malsain, et d’une longueur démesurée.

La police est maternelle pour les ivrognes. Elle préfère ne pas gêner les étrangers, surtout les Anglais. Ceux-ci n’ont qu’à paraître, elle se sauve. Il n’est point en France de député plus inviolable qu’un « Gringo » à Iquique. On me racontait l’anecdote suivante, qui montrera jusqu’à quel point le respect du nom anglais est invétéré dans le pays. Une nuit, au sortir du banquet où ils avaient laissé leur raison, des Anglais formèrent un monome et parcoururent les rues en criant à tue-tête. Ils parvinrent ainsi devant la prison, et n’imaginèrent rien de mieux que d’en ébranler à coups de bâton les grilles et les barreaux de fer. Ces clameurs, ces vociférations, ce bruit de ferraille réveillèrent le quartier. Les prisonniers, croyant à une révolution et qu’on venait les délivrer, sautent à bas de leurs couchettes. La garde, qui veillait ou dormait dans la cour, ne doute point d’une révolte et se précipite sur ses armes. La capitaine envoie un détachement du côté où grondait l’émeute. Mais quelques instans après, son sergent, qui commandait l’escouade, reparaît, les bras ballans, l’air navré : — Eh bien ? s’écria-t-il. — Rien à faire, mon capitaine. Ce sont des Gringos qui s’amusent. — Caramba ! grogna le capitaine. Et la chose en resta là. Gardiens et gardés en furent quittes pour une nuit d’insomnie. Comment voulez-vous qu’un soldat chilien se hasarde à porter la main sur un salitrero, sur un homme qui rapporte peut-être un million de piastres à la République ? Voyez-vous ce monsieur d’or massif appréhendé ou simplement admonesté par le commissaire ?

Il ne faudrait pas se figurer que les seuls acteurs de ces médiocres débauches fussent des jeunes gens qui jettent leur gourme. Les personnages les plus considérables mènent souvent la sarabande. Ce sont les conditions de leur vie qui les font ainsi tomber au-dessous d’eux-mêmes. Perdus, loin du monde, sur une plage déserte, où d’énormes richesses les hallucinent et les dessèchent, ces hommes dépensent pour en conquérir un morceau une somme invraisemblable d’activité et d’énergie. Toute leur intelligence, tous leurs efforts tendent à la fortune. Ils ont renoncé aux distractions des villes, aux délassemens de la campagne, au