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« Slaves », et dans la bouche d’un indigène ce mot de Slave prend un accent de mystère. Sous le soleil des tropiques, le Slave représente à l’imagination des naturels un être fabuleux, dont ils localisent la patrie dans la zone inconnue des neiges, une espèce d’ours blanc descendu du pôle Nord pour grimper aux bananiers du Pérou. On m’a affirmé que plusieurs de ces Autrichiens étaient des Russes, mais les preuves manquent. Je ne connais que deux Russes dans la république du Chili. Il n’est pas impossible qu’il y en ait trois.

Parmi nos compatriotes qui habitent Iquique, les uns, des émigrans, y ont été poussés par les déceptions de leur premier débarquement à Valparaiso, les autres, anciens colons de Lima, par la ruine du Pérou. Ces derniers ne se rappellent jamais sans tristesse la douceur de leur vie passée. La guerre du Pacifique les a congédiés du paradis terrestre. Ils ont oublié la banqueroute publique, l’heure sinistre où, le papier-monnaie ne valant plus rien, les billets de cinq francs se rachetaient à six sous ! Ils ne veulent se souvenir que de l’hospitalité qu’ils y reçurent, de l’aménité des gens et des choses. La plupart d’entre eux fréquentent de préférence la colonie péruvienne. Leur consul, M. Lapeyrouse, un beau nom bien porté, est en même temps l’agent de la compagnie Bordes, dont les grands voiliers frètent le salpêtre. Ces trois ou quatre mâts arborent nos couleurs dans la baie, et l’on rencontre parfois au tournant d’une rue la franche et rude figure d’un capitaine breton. Mais les Français, exilés de Lima, n’ont pas perdu toute leur bonne humeur sur la grève d’Iquique. Notre grosse philosophie rabelaisienne, — ce n’est pas ce que nous avons de meilleur, mais c’est ce que nous exportons le plus volontiers, — se rit du désert. D’Arica à Puerto-Montt demandez à ceux qui voyagent s’ils connaissent le Codo. « Le Codo, comment donc, señor ! » Et qui en effet ne célébrerait pas cette hôtellerie de Thélème, ce phalanstère de gourmets, avec sa porte où un artiste a gravé, sur une plaque de cuivre, un coude levé et une main qui tient un verre ? Les murs de la salle à manger sont bordés d’inscriptions gastronomiques. Brillat-Savarin y donne l’accolade à Monselet, et le Rabelais de la légende les bénit tous deux. Le fondateur du Codo et son président à vie, le père Wattin, a le goût fin, l’esprit jovial, le ventre omnipotent et le cœur aussi chaud qu’un vieux vin de Bourgogne. Ses doigts, que la goutte tourmente, se tordent autour de son verre comme des ceps de vigne autour d’une coupe antique. Il incarne — et Dieu sait avec quelle copieuse éloquence — le culte de la bonne chère, le seul, après celui de la fortune, que pratiquent les citoyens du salpêtre. Le Codo hébergea, sans