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pouvoir, où les banquiers s’enrichissent et où les agioteurs triomphent, on rencontre parfois des gens désintéressés qui font de la philosophie, des vers, de la peinture ou des mathématiques. Ils sont rares, mais ils existent. J’en ai vu, j’en connais : on pourrait les compter. Physiquement ils ne diffèrent pas des autres ; ils ne portent aucun signe distinctif. Cependant leur race singulière, et qui tend à disparaître, ne s’acclimate que dans cette contrée.

La région du nord comprend un désert, un effrayant désert sous un ciel implacablement bleu, un désert en longueur et en hauteur. La plaine est sèche, la montagne aride. Sauf quelques vallons, que parfument les fruits des tropiques, on n’y trouve pas un arbre, pas une touffe d’herbe : une terre nue. du sable, de la marne, rien que de l’or, de l’argent, du cuivre, du salpêtre, des richesses colossales, et la fièvre rouge du lingot, et la folie des splendeurs. Ce désert fabuleux domine le Chili. Son miroitement l’éblouit et l’hypnotise. Les Chiliens regardent du côté de ce grand cadavre qu’on dépèce et dont chaque ossement représente des millions. Un peuple, une fourmilière vorace, tenace, irrésistible, étrange y travaille sans relâche. On y entend un bruit sourd de pioches, comme si cette multitude humaine s’était donné rendez-vous pour creuser un immense tombeau. Et sur cette terre sans verdure, sans ombre, sans eau, on vit, paraît-il, d’une existence absurde et féerique. Les contrastes y hurlent : à la chaleur brûlante du jour succède la nuit glacée ; on s’enivre de luxe dans d’énormes solitudes. Ce Sahara s’emplit de mirages réalisés. Il fut un temps où les mineurs, manquant d’eau, buvaient du Champagne. Aujourd’hui les mines s’épuisent : leur exploitation devient plus malaisée ; il y a eu des éboulemens de rêves, des effondremens de fortunes, des ruines, de la misère. Mais la guerre du Pacifique a livré au Chili la province de Tarapaca et les salpêtres d’Iquique, des milliards ! Mais les Cordillères laissent encore ruisseler des livres sterling. Il faut les gravir, les frapper à la tête : on le fait. C’est à une hauteur du 4 000 et 5 000 mètres qu’on leur arrache des minerais d’argent. Sur la frontière bolivienne, Huanchaca et Pulacayo, deux cités, entretiennent plus de douze mille mineurs. La compagnie dont elles dépendent a construit un chemin de fer, qui traverse le désert d’Atacama et qui escalade les hauts plateaux.

Il m’a paru intéressant de parcourir ces pays encore mal connus des Français et peut-être uniques au monde. Je suis parti pour Iquique, la terre du salpêtre, et pour Huanchaca, la terre de l’argent. Le gouvernement chilien, dont je ne saurais trop louer l’obligeance, des amis de Santiago, qui ont bien voulu reporter un