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une dégénérescence de paresse et d’alcool, les premiers maîtres de la terre et des eaux, ces fiers Indiens qu’on dépossède juridiquement après les avoir refoulés par les armes. L’eau-de-vie de Hambourg achève ce que, il y a plus de deux siècles, les épées castillanes avaient commencé. Taillés en pièces par les Espagnols, empoisonnés par les Allemands, les Araucaniens peuvent juger des Européens, et des bruns et des blonds. Lesquels préfèrent-ils ? Ceux qui les empoisonnent, probablement. Leur pays s’est transformé. On y a fondé des villes et construit de grandes haciendas qui approvisionnent le Chili de blé, de fruits et même de vin. De nombreuses fortunes agricoles y ont pris racine. Quand les Chiliens songent à l’avenir, — ce qui leur arrive quelquefois, — ils se tournent vers cette région du sud, plus verte que l’espérance. Ils se disent que la nature maternelle veille sur eux, et, clémente pour leurs fautes, leur tient en réserve de nouveaux trésors. Le Dieu qui fait pousser des forêts de pommiers sur les collines de Valdivia est un banquier fidèle auquel on s’adressera le jour de l’échéance. Puis les Andes sont toujours là, et, quand les montagnes chiliennes accouchent, ce n’est point d’une souris. Elles enfantent de l’or, de l’argent, du cuivre, tout ce qu’il faut pour que les hommes s’entre-tuent et vivent heureux.

La région centrale est moins luxuriante, mais elle jouit d’un climat que notre Nice envierait. Les vignes y donnent des vins qu’un peu d’expérience rendrait excellens. Les fleurs s’y épanouissent dix mois sur douze, et je la trouverais charmante si sa campagne n’avait souvent la plate monotonie des plaines sans arbres et sans rivières. On la sillonne de canaux artificiels : seulement l’eau ne chante bien qu’entre les rives de sa fantaisie. Elle obéit aux volontés des ingénieurs en esclave dont l’âme est absente. Elle alimente les champs et ne les égaie plus. C’est une prisonnière morne qui coule dans une geôle de ciment. La campagne de Santiago est taciturne et triste. Mais cette région appartient au commerce et commande au pays entier. Santiago centralise tous les pouvoirs de la République. Elle s’arc-boute aux Cordillères, et, sans trop se fatiguer, soulève le levier du progrès. Valparaiso s’enorgueillit de sa royauté sur le Pacifique. Son port reçoit les vaisseaux de l’Europe, les vide et les renvoie chargés. Toute la fortune du Chili lui passe entre les mains ou sous les yeux. Les grands navires qui descendent du nord, frétés de cuivre, d’argent ou de salpêtre, la saluent de leur panache de fumée. Enfin, dans cette zone tempérée, où les commerçans français, allemands, anglais, espagnols, italiens se disputent la clientèle, où les agriculteurs plantent des vignes, arrosent leurs champs, hypothèquent leurs propriétés, où les politiqueurs s’arrachent le