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Rien ne serait plus facile que de multiplier les témoignages. Ils établiraient tous que, depuis une quinzaine d’années, — qui font dans le siècle des chemins de fer et du télégraphe un assez long temps de l’histoire des idées, — il y a quelque chose de changé dans la nature d’estime qu’on faisait de la science. On l’admire toujours ; mais elle n’est plus l’exigeante et tyrannique idole à laquelle on nous demandait de tout sacrifier. Nous continuons d’user de ses services, et de lui en être reconnaissans ; mais nous ne mettons plus en elle toutes nos espérances. Elle est toujours une puissance et une force ; mais nous n’admettons plus qu’elle soit la seule, ni la plus efficace, quoique la plus envahissante. Nous nous avisons enfin qu’il y a des questions qui lui échappent ; et, comme nous sentons bien que ce sont justement les plus importantes, aux yeux de quiconque ne borne pas le rôle de l’homme à la propagation de son espèce et à la conservation de son individu, tout ce qui tend à nous rappeler ou même à renouveler, en raugmentant, l’importance de ces questions, va par-là même à diminuer le prestige, l’autorité, le pouvoir de la science. Nous en apercevons de toutes parts les limites, et sans avoir nul besoin pour cela du microscope, ou des rayons Rœntgen. La science est incapable de nous fournir une explication ou une interprétation acceptable de l’univers. Elle est incapable de fonder une morale. Et elle est incapable enfin de se substituer à la religion dans l’évolution sociale de l’humanité.

On dit ici, je le sais bien, — et même qui pourrait le savoir mieux que moi ? — on dit donc que ces questions qu’on lui reproche de n’avoir pas décidées, la science n’a jamais prétendu les résoudre. Mais il faudrait peut-être le prouver. Je reviendrai tout à l’heure sur la question religieuse et sur la question morale, qui n’en font qu’une. Mais de nier aujourd’hui que la science ait promis de nous « expliquer » l’univers, ou si l’on le veut, et plus modestement, de nous en donner une « interprétation » plausible ; la plus plausible ; et même la seule plausible de toutes, en vérité, c’est se moquer du monde après l’avoir dupé ! Rappellerai-je à ce propos, que, si le « naturalisme » ou le « positivisme », selon la vive expression de M. Balfour, « ont pris la livrée de la science, et comme une sorte de parens pauvres se sont arrogé le droit de la représenter et de parler en son nom », la science non seulement n’a pas protesté, mais encore elle a considéré leur victoire, et elle l’a vantée, prônée, célébrée comme la sienne ? Je l’ai peut-être assez souvent rappelé depuis dix-huit mois ; et comment voudrait-on qu’il en fût autrement, si c’est bien elle, la science, qui a tout fourni pour la lutte : armes, munitions et tactique ? Mais, sans