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changea et je le vis gesticuler et, se promenant seul, rêver appuyé sur son baston, et travaillant sur le sable comme un homme agité. Ses ministres m’appelèrent et me dirent la douleur de leur Maistre de sentir qu’avec une volonté déterminée de s’unir à la France il ne pouvait y réussir ; que de tout son cœur, il voudrait estre en estat de s’engager à une diversion en cas de guerre nécessaire contre l’Empereur, mais qu’il ne le pouvait sans le Roy de Prusse dont l’envoyé, quoy que muny de pouvoirs, n’avait pas celuy de son Maistre sur l’article de la diversion, et que sans le dit Roy de Prusse il ne pouvait agir ni rien promettre de positif. »

Dès l’instant que le Tsar, malgré le désir passionné de s’unir à la France que lui prête Saint-Simon, ne voulait pas s’engager sans la Prusse, la négociation ne pouvait qu’échouer. Il faut reconnaître qu’il était difficile à la Russie d’abandonner son allié, et D’Huxelles lui-même en tombait d’accord : « On ne peut s’empêcher de convenir, écrivait-il à Tessé[1], avec le Czar et ses ministres que l’engagement que ce prince prendrait de faire une diversion en cas de guerre serait impossible dans l’exécution sans le concours du Roy de Prusse. Aussy la difficulté que fait le Czar de promettre en effet ce qu’il voit qu’il ne pourrait pas accomplir est une marque de la bonne foi de ce prince et de la fidélité qu’il veut observer dans ses engagemens. » Aussi en revenait-il à l’idée, déjà émise par lui, de signer dès à présent un « traité de bonne amitié et correspondance », sans qu’il y fût parlé de subsides, de conjonction ou de diversion, toutes questions qui devraient être ultérieurement réglées. Mais il était trop tard. Le Tsar touchait à son départ. Le 16 juin on lui fit passer en revue aux Champs-Elysées les régimens des gardes, des gens d’armes, des chevau-légers et des mousquetaires. Excédé de la chaleur, de la poussière, du grand nombre de carrosses et de gens à pied qui se pressaient pour le voir une dernière fois avant son départ, il ne regarda presque pas les troupes. Quittant la revue, il alla visiter les travaux du pont tournant des Tuileries et, ajoute Buvat dans son journal, « s’enferma dans une loge de suisse avec M. le duc d’Orléans, où ils restèrent environ en conférence une demi-heure avec l’interprète du Czar qui était un Anglais de nation. »

Dans cette dernière conférence fut-il question de la négociation qui venait d’échouer et chercha- t-on quelque moyen de la renouer ? Cela est possible, mais ce n’est qu’une supposition. Le 20 juin, le Tsar partait pour Spa, où l’attendait la Tsarine. A la vérité il laissait derrière lui Kourakin et Schafiroff chargés de discuter

  1. Aff. étrang. Corresp. Moscovie, t. VIII. Lettre à Tessé du 13 juin.