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échapper à la curiosité, il avait coutume de revêtir un costume fort simple que Buvat décrit ainsi dans son journal. « Le Tsar était fort simplement vêtu d’un surtout de bouracan gris assez grossier, tout noir, avec une veste d’étoffe de laine grise dont les boutons étaient de diamans, sans cravate et sans manchettes, ni dentelles aux poignets de sa chemise, ayant une perruque brune à l’espagnole, dont il avait fait couper le derrière qui lui avait paru trop long et sans être poudrée. » Duclos, dans ses Mémoires secrets, rapporte en effet qu’ « il avait commandé une perruque et que le perruquier ne douta pas qu’il ne lui en fallût une à la mode qui était alors de les porter longues et fournies. Mais le Czar lui fit donner un coup de ciseaux tout autour pour la réduire à la forme de celle qu’il portait. »

Si simple que fût son ajustement, il lui arrivait presque toujours d’être reconnu, grâce à un certain air de majesté naturelle, et la foule qui s’attachait à ses pas l’importunait souvent. C’était chez des ouvriers de réputation qu’il se faisait de préférence conduire, et il se plaisait à les voir travailler. Duclos ajoute : « Les choses de pur goût et d’agrément le touchaient peu ; mais tout ce qui avait un objet d’utilité, trait à la marine, au commerce, aux arts nécessaires, excitait sa curiosité, fixait son attention et faisait admirer la sagacité d’un esprit étendu, juste, et aussi prompt à s’instruire qu’avide de savoir. »

En effet, on voulut lui faire admirer la collection des pierreries du Louvre, mais il avoua qu’il s’y connaissait peu. En revanche, il prit beaucoup d’intérêt à voir à Bercy le cabinet de physique de Pajot d’Ons-en-Bray, le directeur des postes. Un carme alors fameux par ses découvertes, le Père Sébastien, lui fit admirer plusieurs de ses machines. Il eut soin de rendre également visite à tous les corps savans. A la Sorbonne il embrassa le buste de Richelieu et prononça ces paroles qui pour lui paraissent bien théâtrales[1] : « Je donnerais la moitié de mon empire à un homme tel que toi pour qu’il m’apprît à gouverner l’autre. » A l’Académie française, comme il avait négligé de prévenir de sa visite, il ne trouva que deux académiciens qui lui firent les honneurs de la salle des séances. A l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres il prit beaucoup d’intérêt à l’Histoire métallique de Louis XIV. A l’Académie des sciences, sa réception fut tout à fait solennelle. « Il voulut y prendre séance, disent les Mémoires de la Régence, et il permit à la Compagnie de s’asseoir pour considérer

  1. Ces paroles ne sont rapportées ni par Saint-Simon, ni par Dangeau. Elles ne se trouvent que dans Duclos, dont les Mémoires secrets sont loin de mériter une confiance absolue.