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venait pas de la Russie. Pierre le Grand avait une juste confiance dans son armée. Il l’avait mesurée à Poltawa contre les héroïques bandes de Charles XII et les avait anéanties. Il ne craignait pas de se trouver seul, face à face avec l’Autriche. Il n’en était pas de même de l’envoyé prussien : Kniphausen n’envisageait pas sans terreur l’éventualité où les jeunes troupes de son Roi se trouveraient seules aux prises avec la vieille armée autrichienne. Sa situation était, il faut le reconnaître, singulièrement difficile. Il ne s’attendait point à prendre part à une aussi importante négociation : ses pouvoirs étaient insuffisans, et il craignait d’être désavoué par un maître qui, à en juger par la manière dont il traita plus tard son fils, ne devait pas avoir l’humeur tendre pour ses serviteurs. Le séjour du Tsar en France permettait au contraire aux négociateurs russes d’en référer à leur maître sur les points difficiles ; mais le genre de vie que celui-ci menait ne rendait pas toujours aisé de le saisir.


III

Depuis qu’il était débarrassé des visites officielles, le Tsar, dont le séjour à Paris se prolongeait depuis près d’un mois, se livrait aux caprices de son humeur curieuse. Un jour où l’on comptait pouvoir lui soumettre l’état des affaires, la fantaisie lui prenait de voir sortir de Notre-Dame la procession de la Fête-Dieu. Il fallait que Tessé, laissant là les négociations, courût aux Enfans-Trouvés, dont les balcons étaient vis-à-vis l’église, et priât les sœurs à qui appartenaient ces balcons de les faire orner tant bien que mal avec quelques tapis pour que le Tsar y fût convenablement[1]. « Au surplus, ajoutait-il, je ne sais point où le Tsar dînera ni s’il retournera à Versailles. Je n’ai nulle nouvelle du duc d’Antin. Avec tous ces déménagemens il n’y a homme à qui la tête ne tournât. »

La tête lui tournait bien davantage encore, lorsqu’il apprenait que le Tsar, qu’il devait accompagner partout, était sorti sans le prévenir de l’hôtel de Lesdiguières, et s’était jeté dans un fiacre sans dire où il allait. Parfois il en usait de même avec le carrosse des femmes qui s’étaient fait descendre devant sa porte pour le voir sortir. C’est ainsi qu’un jour il monta, pour se faire conduire à Boulogne, dans le carrosse de la maréchale de Matignon qui fut fort étonnée de se trouver à pied. Ces jours-là, Tessé le cherchait effaré dans toute la ville, sans pouvoir le rejoindre. Pour

  1. Aff. étrang. Corresp. Moscovie, t. VII. Lettre de Tessé du 26 mai.