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pu pour loger le Tsar et une partie de sa suite. Je lui préparais un concert de voix et d’instrumens, et une illumination avec feu d’artifice. Il aurait trouvé ses armes en plusieurs endroits de sa maison et, dans la chambre où je croyais qu’il devait coucher, les portraits des grands-ducs de Moscovie, père et mère du Czar. Mais tous ces préparatifs, et tous ceux que j’avais tâché de faire pour lui donner à mangeront été inutiles. » En effet le Tsar, redoutant l’affluence du peuple qui commençait à se presser sur son passage, ne voulut même pas entrer dans Beauvais, et il préféra s’arrêter dans un méchant village, où lui et sa suite dînèrent au cabaret pour dix-huit francs[1]. Comme on lui avait fait observer à l’avance qu’il ferait mauvaise chère dans ce cabaret : « Je suis un soldat, aurait-il répondu. Pourvu que je trouve du pain et de la bière, je suis content. »

Le Tsar approchait rapidement de Paris, lorsque, à Beaumont, sa dernière étape, il rencontra le comte de Tessé que le Régent envoyait pour lui faire compliment, et qui devait être attaché à sa personne pendant toute la durée de son séjour. Le choix était des plus heureux. Tessé n’était pas seulement un maréchal de France, un homme de beaucoup d’esprit et de fort bonne compagnie. Il avait été mêlé sous le règne précédent à beaucoup de grandes affaires dont il s’était tiré à son honneur. C’était lui en particulier qui, en 1696, avait réussi à détacher le duc de Savoie de la ligue d’Augsbourg, et dans ses relations avec ce prince difficile il s’était montré négociateur fort habile. Depuis la mort du souverain qu’il avait servi avec beaucoup de dévouement, il vivait dans une demi-retraite, partageant son temps entre une petite maison de campagne qu’il possédait aux Camaldules, près de Grosbois, et un appartement aux Incurables. Mais la retraite n’était pas beaucoup son affaire, et il ne lui fallut qu’un signe pour venir reprendre son ancien rôle. Des Français un peu infatués de la splendeur de leur capitale pouvaient seuls en effet croire, comme Liboy, que la curiosité et le désir d’admirer Paris étaient l’unique mobile qui avait poussé Pierre Ier à entreprendre ce voyage. L’habile souverain poursuivait au contraire un but parfaitement déterminé qu’un rapide coup d’œil jeté sur l’état de l’Europe fera comprendre.

Depuis l’année 1713 les traités de Westphalie, qui formaient depuis plus d’un demi-siècle le droit public européen, avaient été remplacés par les traités d’Utrecht et de Bade. Ces traités avaient mis un terme à la longue guerre de la Succession d’Espagne, et

  1. Aff. étrang. Moscovie, t. VII. L’évêque-comte de Beauvais au maréchal d’Huxelles, 11 mai 1717.