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d’alors, à servir de lien entre l’Orient et l’Occident. Réfractaire, en général, aux influences féodales, elle avait même, plus que ce dernier, le souci de son unification, et, dès le milieu du XIVe siècle, elle la réalisait en partie sous le sceptre de Dusan, quand ce beau début de carrière historique fut interrompu par l’invasion. La race est condamnée de ce moment, et jusqu’aux temps modernes, à l’émiettement, à la servitude ou à la guerre. Enfin l’heure sonne où le monde chrétien, dont elle a payé la rançon, est en état d’intervenir. Quel est le sens de cette intervention, au regard de la génération nouvelle ? Il acquitte une dette, et, en libérant, il se libère. Il ne crée pas un droit nouveau, dont il serait à la fois le législateur et le juge ; c’est un droit ancien qu’il restaure, ou plutôt devant lequel il aplanit les obstacles de fait. Il délivre un idéal, et non pas seulement des corps.

Pénétrez dans la pensée intime de cette race : toute l’histoire de la péninsule, depuis soixante ans, se ramène à une contre-invasion de la chrétienté sur l’Islam. C’est Amurath II qui a été vaincu à Plevna. Certes, elle ne marchande pas au vainqueur les apothéoses. Partout où coule du sang slave, c’est une explosion d’allégresse et de solidarité ethnique. On pavoise à Agram comme à Cettinje et à Belgrade. Peu à peu, pourtant, le sentiment national se précise. Il tend à réintégrer sa forme traditionnelle. Il s’étonne de sentir de la contrainte, une sorte d’enveloppement au contact de la main libératrice. A l’école des grandes puissances, l’éducation de ces émancipés se fait promptement. Ils passent de la désillusion à la défiance, et jouent double jeu, parce qu’au fond, ils veulent vivre de leur vie propre. La Bulgarie de Stamboulof reçoit les avances de la Triplice, on cric à l’ingratitude : elle répond qu’elle est incomprise. La Serbie essaie de toutes les politiques : c’est qu’elle a un idéal que, hors d’elle-même, aucune politique ne se soucie de réaliser. L’intrigue les arme Tune contre l’autre, elles paraissent céder à l’intrigue : en réalité c’est une querelle atavique, un compte ouvert depuis la bataille de Veld-boudj, en plein moyen âge, qu’elles ont à régler. Il ne leur suffit pas d’être affranchies : elles ont été et veulent redevenir nations.

Si l’on écarte ce point de vue, on ne saurait avoir, pour me servir d’un germanisme, une idée objective de la question d’Orient. Elle est née du jour où la conquête ottomane, en disloquant des formations politiques déjà très avancées, a retardé, non prescrit, au détriment de la race jugo-slave, le processus d’unification qui paraît décidément la loi commune. Elle sera résolue quand cette évolution logique aura pris fin. Même par des chemins détournés et en apparence excentriques, on y marche. Hors des Balkans,