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LE COMTE DE CAVOUR
ET
LE PRINCE DE BISMARCK

PREMIÈRE PARTIE

Les hommes d’État, appelés à laisser derrière eux une trace lumineuse, surgissent-ils des événemens ou bien les provoquent-ils par la puissance de leur génie ? Ces deux conjectures sont, nous semble-t-il, également admissibles. Supprimez les égaremens de la révolution française, supposez qu’elle se fût renfermée dans les limites de son premier programme, des cahiers remis aux députés envoyés aux États Généraux, et Napoléon vraisemblablement ne se serait pas incarné dans Bonaparte ; il n’eût pas été le grand empereur. Ses immenses et prodigieuses facultés se seraient déployées sur un autre terrain et l’auraient certainement porté au plus haut rang ; mais il aurait servi le trône sans l’occuper. A la place du grand Frédéric mettez un prince de sa race moins doué, moins ambitieux, et la Prusse n’eût pas conquis le rang de grande puissance auquel elle s’est élevée sous son règne ; la Silésie ferait encore partie de l’empire des Habsbourg. A tout considérer, il est donc vrai de dire que les événemens et les hommes qui en assument la direction se développent et grandissent simultanément. Si l’homme est à la hauteur de sa tâche, les événemens, sous sa main, se dégagent et le poussent à des sommets exclusivement accessibles aux prédestinés, venus pour accomplir de grandes choses. Ces triomphateurs sont alors acclamés par leurs contemporains, troublés et éblouis par le succès. Mais le temps efface ou atténue le côté merveilleux des choses, et les générations suivantes, à la distance où elles sont placées, peuvent en porter un jugement plus indépendant, plus pondéré ; c’est dès lors la