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major Kitchener a conduit l’expédition fait le plus grand honneur à son habileté. Ses calculs ont été si justes, et il s’est montré si soigneusement ménager du sang de ses soldats, qu’il n’a pas perdu au feu un seul homme : sur tous les points son artillerie a dépisté de loin l’ennemi et l’a mis en fuite. Son pays lui doit de la reconnaissance et tous les autres peuvent lui adresser leurs complimens. Toutefois, une affaire militaire bien conduite ne peut pas faire oublier une politique qui l’est beaucoup moins bien. On se demande de plus en plus où tend l’Angleterre sur le haut Nil. Personne ne croit qu’elle s’arrêtera à Dongola ; mais jusqu’où ira-t-elle ? La facilité même qu’elle a rencontrée jusqu’ici dans ses opérations est une tentation à laquelle, très vraisemblablement, elle ne résistera pas. Les derviches ont montré qu’ils n’étaient pas un danger bien redoutable. On s’en doutait déjà ; il n’était pas nécessaire d’être doué d’une exceptionnelle clairvoyance pour n’assigner au péril mahdiste qu’une proportion infinitésimale dans l’ensemble des motifs qui ont fait entreprendre l’expédition de Dongola. La politique égyptienne du gouvernement anglais inquiète parce qu’elle reste volontairement obscure, équivoque, couverte en quelque sorte : on n’en aperçoit pas le terme, et il a même semblé, à de certains momens, que ce terme était reporté au jour incertain, mais qu’on peut rapprocher, où aura lieu, par l’ébranlement et la chute de l’empire ottoman, la liquidation générale de toutes les affaires d’Orient. Qui sait si l’Angleterre ne dira pas alors, suivant le mot de M. de Bismarck, évidemment inspiré par un médiocre souci du droit strict : « Beati possidentes ? » Voilà pourquoi, ou voilà du moins une des raisons pour lesquelles, — sir Charles Dilke ne se trompe pas à cet égard, — son attitude dans la question arménienne a pu paraître suspecte à certains autres pays. Évidemment, le jour où l’Angleterre aurait prononcé une parole claire et définitive au sujet de l’Egypte, si, comme il n’est pas permis d’en douter, cette parole était conforme à des engage mens souvent renouvelés et se contentait d’en fixer l’échéance, toutes les défiances tomberaient, et le gouvernement anglais rencontrerait une facilité dont il serait heureusement surpris à grouper l’Europe, en Orient, autour d’une politique dont on ne verrait plus que le côté généreux. Mais nous n’en sommes pas là. Les nuages, au contraire, s’amoncellent de plus en plus sûr la politique égyptienne du cabinet de Londres. Le brillant succès des armes britanniques, qui aurait été salué avec enthousiasme si on y avait vu la promesse, les prémisses d’une solution, laisse les esprits de plus en plus perplexes en ce qui touche l’avenir. Aussi, — et tout le monde le constate à Londres avec une impatience mêlée de dépit, — n’est-il pas une puissance en Europe qui ne se réserve lorsque l’opinion anglaise se livre et s’abandonne tout entière à l’emportement des sentimens les plus honorables. Il y a là un malentendu qu’on fera cesser quand on le voudra ; seulement, on