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admiraient si fort ? Nous reprochons aujourd’hui à Moreau de Saint-Méry de n’avoir pas enrichi le Louvre d’une peinture que ni lui, ni personne, dans son temps, n’estimait digne seulement d’être regardée ; mais nous, à quels reproches ne devrons-nous pas nous attendre pour avoir voulu déposséder notre musée d’œuvres qui, dès l’origine, en ont fait partie, d’œuvres que Poussin s’est humblement efforcé d’imiter, et que, cent cinquante ans après, Stendhal proclamait encore les plus belles du monde ?


Si solides, si autorisés, si réfléchis qu’ils soient, nos jugemens en matière esthétique restent souvent provisoires : c’est ce que nous montre, tout de suite, la comparaison des jugemens portés naguère sur l’œuvre de Tiepolo et de ceux qui remplissent aujourd’hui toutes les revues italiennes. Mais la même comparaison nous amène après cela à une seconde découverte, qui ne laisse pas, en apparence, de contredire la première. Nous apercevons en effet que, si d’une génération à l’autre les jugemens ont varié sur la peinture du maître vénitien, les considérans qui les appuyaient sont demeurés à peu près les mêmes. Les particularités que Charles Blanc signalait autrefois comme étant les défauts de Tiepolo, le caractère « malsain et bizarre » de son génie, son manque « de mesure et de convenance » dans la décoration, son emploi de « taches » éclatantes et imprévues « dans les harmonies optiques de son orchestre », c’est tout cela précisément qu’on vante aujourd’hui comme ses principales vertus artistiques. On l’admire pour les mêmes raisons qui, il y a trente ans, le faisaient dédaigner. On célèbre sa hardiesse, son étrangeté, son constant souci des ensembles décoratifs. Maint critique lui sait gré d’avoir été incorrect ; mais personne ne nie son incorrection. Et peu s’en faut qu’on ne se demande, en retournant la phrase de l’Histoire des Peintres, ce que devait penser de Raphaël Mengs, timide et maladroit imitateur des Carrache, « un maître capable de placer dans un plafond, parmi les saints ou les anges, un hibou perché sur une branche, enveloppée d’une draperie volante ? »

C’est en effet ce hibou qui fait à présent le grand charme de l’art de Tiepolo ; ou plutôt c’est la juxtaposition que cet art. nous offre toujours du hibou et des anges, de l’observation réaliste et de la fantaisie idéale. Tiepolo nous plaît, exactement, par où il déplaisait aux générations précédentes. Nous n’avons pas découvert chez lui des qualités nouvelles ; mais ses défauts de naguère sont devenus pour nous autant de qualités. Et son cas, d’ailleurs, est loin d’être unique. Les motifs qu’on a eus d’admirer Poussin, par exemple, ou Ruysdael, ou David, sont les mêmes qu’on a eus ensuite pour les mépriser. Les goûts, les sentimens changent : l’œil ne change pas, et perçoit toujours la même vision.