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jugement définitif. Entre ceux qui voient, dans l’Algérie, une seconde France libéralement dotée par la nature, mise en culture et en valeur, sortant enfin de la crise d’une conquête difficile, de la période des sacrifices en hommes et en argent que la conquête implique et que la colonisation impose, et ceux qui ne voient ni terme ni trêve aux dépenses obligatoires, ni perspective de les restreindre, ni possibilité de les récupérer, le désaccord est absolu et tout rapprochement impossible.

Ils sont nombreux ici ceux dont l’opinion peut se résumer en une formule simpliste : « la banqueroute de l’Algérie. » La liste est longue de ceux qui, venus ici avec un capital important, l’ont perdu, de ceux qui, pour prix d’un labeur persévérant, ont récolté la ruine, et dont le sort déconcerte l’optimisme le plus robuste. Mais combien de fois ai-je dû noter, sur d’autres terres et sous d’autres climats, des faits analogues ? Et je me souvenais de ce dont j’avais été témoin en Californie, où l’or abondait, où les immigrans affluaient, où quelques-uns voyaient la réalité dépasser leurs espérances, mais où tant d’autres tenaient le langage que j’entends ici, et, à bout de forces, abandonnaient la partie. Et je me rappelais l’impression éprouvée lorsque, quinze ans plus tard, je revoyais San Francisco devenue la métropole du Pacifique, la cité riche et prospère entre toutes. Le temps avait eu raison des doutes, la persévérance de la désespérance, la foi en l’avenir des défaillances partielles de la volonté. Quiconque a été spectateur ou acteur dans l’œuvre de colonisation a pu constater l’existence de la loi brutale qui fait, au début, de l’émigrant, une unité trop souvent sacrifiée. La réussite d’un bien petit nombre n’est pas pour consoler de l’insuccès du plus grand nombre, ni pour l’expliquer. A première vue, il semblerait que le hasard décide seul, qu’il est le facteur unique et l’unique dieu de toute colonie naissante.

A regarder de plus près, il n’en est pas ainsi. Il n’y a là qu’une apparence trompeuse ; non que le succès aille toujours au plus digne, la fortune au plus méritant ; mais la chance a moins à faire qu’on ne le croit, l’adaptabilité a plus à voir qu’on ne suppose dans la réussite de l’émigrant. Le don d’adaptation n’est que secondaire comparé à d’autres, mais comme d’autres, de même ordre, il emprunte à des circonstances données une importance capitale. Si bien doué soit-il, un homme peut faire un colon médiocre et sans avenir. Il l’ignore lui-même ; il part pour conquérir la fortune au loin, souvent mal armé pour la lutte, mal préparé pour les difficultés qu’il va affronter. Car entre l’émigrant, le sol, le climat et le milieu, une affinité est nécessaire.