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attire et qui retient. De son ciel et de sa mer, de ses collines et des montagnes lointaines, de ses rues bruyantes et animées, se dégagent une impression de vie facile, une note gaie, faite de couleurs voyantes et de tonalités variées, de douceur et de détente, de végétation exotique, de races juxtaposées, de visions orientales, de mosquées d’un blanc cru et de maisons d’un bleu pâle. Le cadre est riant, comme la population qui s’y meut ; les inévitables soucis et les préoccupations inhérentes à la condition humaine semblent ici moins pesans qu’ailleurs.

Puis le temps a, dans une certaine mesure, amorti les rancunes des vaincus et les défiances des vainqueurs. Rien ici qui rappelle l’obséquiosité de l’Hindou aux Indes, le Huanca mélancolique du Pérou, le soupçonneux Gaucho du Chili, le Malais frémissant de l’archipel d’Asie. Arabes et Français, Kabyles et Espagnols, Maltais et Maures se coudoient en égaux possédant mêmes droits et en ayant conscience. Voilà pour l’apparence. En réalité : élémens ethniques irréductibles, comme les corps simples en chimie, inconciliables dans leurs conceptions de la vie, dans leurs idées religieuses, dans leurs traditions. Le problème qui se posait, au lendemain de la conquête, se résumait en trois mots, suppression, superposition, juxtaposition : — suppression, comme celle des autochtones australiens par l’Angleterre, et des Peaux-Rouges par les Etats-Unis ; — superposition, comme celle des Anglais aux Indes, des Espagnols aux Philippines, au Mexique, au Pérou, au Chili ; — juxtaposition, la France y eut recours, comme autrefois au Canada, en Louisiane, et aux Indes.

En agissant ainsi, elle compliquait le problème, mais elle respectait les droits de l’humanité. Si elle retardait l’œuvre de conquête, ce n’était pas qu’elle se leurrât de l’espoir d’une impossible assimilation. Elle restait simplement fidèle à son génie, profondément humain ; et c’était beau, c’était bon, mais ce n’était ni sage ni prudent au point de vue purement pratique. Un Anglo-Saxon eût écarté avec dédain une pareille politique et déclaré aussi impraticable que dangereuse une juxtaposition qui ne pouvait aboutir à une fusion de races. Le tenter, eût-il dit, c’est se condamner au militarisme permanent, assumer des charges onéreuses et des responsabilités redoutables, s’obliger à maintenir une armée sur le sol conquis et une flotte dans les ports, tendre à l’excès les rouages d’une administration appelée à assurer la sécurité de colons noyés dans une population hostile et belliqueuse. Cela est vrai ! toutes nos difficultés sont venues de ce point de départ, équitable et juste cependant, que la France accepta sans s’en dissimuler les périls et dont elle porte, sans se lasser, toutes les conséquences.