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Peut-on croire cependant que les corporations, j’entends les corporations propriétaires exclusives, dans une certaine ville, d’une certaine branche d’activité manuelle, aient été une institution indifférente ? Non pas. Ces corporations, inspirées par un communisme assez étroit, par le besoin d’une farouche égalité, arrivaient en effet à empêcher personne de s’enrichir. Le souci d’un niveau à faire passer et repasser sur chacun de leurs membres remplit les ateliers du moyen âge. Les commerçans d’alors semblaient condamnés à vivoter à perpétuité. Malgré tout, les conditions humaines étant nécessairement instables, il se trouvait que les uns grandissaient, ne fût-ce qu’à force d’économie, et que les autres se ruinaient. Mais l’association, née d’une prévoyance et d’une jalousie mutuelles, avait pour but de faire marcher ses membres du même pas, de les faire flotter à la même hauteur, en interdisant par exemple aux « maîtres » d’occuper plus d’un ou deux compagnons, d’instruire plus d’un ou deux « apprentifs ». Ce système, qui s’opposait à la réduction des frais généraux, à la division du travail, qui paralysait les efforts d’innovation et d’amélioration et consacrait la routine, constituait dans son ensemble une entrave à la production ; et toute entrave à la production est une entrave au bien-être de la masse, dont les travailleurs font partie.

A ce titre, les corporations furent plutôt nuisibles au peuple des ouvriers. Ces derniers y gagnèrent-ils, comme consommateurs, une qualité meilleure dans les marchandises fabriquées ? La probité industrielle a-t-elle été plus grande dans les obscures échoppes de jadis que dans les gigantesques usines ou les magasins administratifs de nos jours ? Personne ne serait assez naïf pour le croire. Ces « chefs-d’œuvre » qu’il fallut exécuter, dit-on, pour accéder à la maîtrise, les jeunes gens aisés, après avoir esquivé tous les règlemens d’apprentissage, les confectionnaient chez des patrons indulgens qui les laissaient aider ou les aidaient eux-mêmes, et, quelle que fût l’incapacité du candidat, le chef-d’œuvre dans ces conditions était toujours admis. Dès le XVIe siècle les « gardes » et « jurés » de ces petites églises aristocratiques se recrutaient entre eux, et les membres de ce conseil de surveillance, inaccessible au vulgaire, pouvaient impunément, à l’abri des visites et des saisies, débiter de la camelote. En somme, l’ancienne organisation du travail, malgré son appareil très compliqué, aboutissait pour les salaires à peu près au même résultat que la complète liberté contemporaine. La société on général éprouva, aux derniers siècles surtout, par le fait de ces restrictions chicanières, un préjudice difficile à chiffrer, mais réel. Les artisans n’en ressentirent, directement, ni avantage, ni inconvénient.