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représenter beaucoup plus que ces dépenses. La journée du manœuvre nourri, à 1 fr. 50, donne aujourd’hui, multipliée par 300, 450 francs par an, soit 100 francs de plus que le salaire du domestique, évalué à 350 francs. Proportionnellement le journalier semble moins payé que le domestique. Il a pu l’être davantage au temps jadis. Le service personnel était aussi honorable et noble, aux XIVe et XVe siècles, qu’il est discrédité dans l’esprit de nos travailleurs contemporains, et si l’état de domestique s’est depuis cent ans amélioré plus que tous les autres, sous le rapport du salaire, c’est précisément parce qu’il a été moins recherché par les salariés.

Mais en admettant l’influence de ce courant d’opinion, qui a dû faire monter les gages du serviteur rural et baisser ceux du journalier, il serait toutefois inexplicable que les propriétaires d’il y a quatre et cinq cents ans se fussent plu à donner bénévolement aux seconds le double de ce que leur eussent coûté les premiers. Si le manœuvre nourri du XIVe siècle, payé 1 fr. 40 par jour, eût travaillé 300 jours, il aurait eu au bout de l’année 420 francs, tandis que le valet de ferme n’avait alors que 192 francs. Le salaire moyen du domestique de 1896 représente 233 journées du manœuvre nourri : jamais cette proportion n’a été atteinte au moyen âge. Du XIIIe siècle au XVIe siècle le salaire du domestique équivaut au maximum à 187 journées et au minimum à 150 journées de manœuvre nourri. De sorte qu’en attribuant au manœuvre nourri, comme revenu annuel, le produit de 250 jours de travail seulement dans les siècles passés, on trouve encore, entre ce revenu et les gages du domestique, un écart plus grand qu’aujourd’hui. Le fait est d’autant plus notable que les dépenses incombant au journalier et non au domestique, notamment le chauffage et le loyer, sont au nombre de celles qui ont le plus augmenté.

Cette observation confirme ce que je disais tout à l’heure, que la condition du journalier était meilleure autrefois que celle du domestique, tandis que c’est le contraire en 1896. Il y avait pourtant, proportionnellement au nombre d’hectares cultivés, plus de bras dans les campagnes : d’abord parce qu’il en fallait davantage pour la culture — le batteur au fléau avait en grange de la besogne pour une partie de l’hiver ; — ensuite parce que beaucoup des moissonneurs et des faneuses étaient des ouvriers de métier, fileuses ou tisserands souvent, qui quittaient le rouet ou la navette pour la fourche ou la faucille. S’il y avait aujourd’hui, avec les machines agricoles et l’organisation mécanique de l’industrie textile, autant de monde aux champs qu’il y en avait au XVe ou au XVIe siècle, comme le souhaitent ceux qui se plaignent