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propriété exclusive de quelques individus, en multipliant les habitans surtout et en faisant par-là renchérir les vivres, a été jadis défavorable à l’être qui n’avait que ses deux bras pour toute fortune. Chaque paire de bras représentait une bouche ; la bouche de ce nouveau convive qui arrivait ainsi, lorsque déjà tant d’autres étaient à table qui avaient peine à se suffire, paraissait de plus en plus importune ; ses bras semblaient de moins en moins nécessaires. Notre XIXe siècle a trouvé le moyen d’accueillir beaucoup de nouvelles bouches et d’utiliser beaucoup de nouveaux bras. Il a su renouveler, au profit des travailleurs, le miracle de la multiplication des pains. Les bras et les bouches ne se déclarent pas encore satisfaits, puisque les premiers trouvent qu’ils ont trop à faire et les secondes qu’elles n’ont pas assez à manger ; mais qui donc est jamais satisfait en ce monde ? On verra si nos contemporains, comparés à leurs aïeux immédiats, sont bien fondés à se plaindre.

La mesure universellement admise des prix du travail, c’est la journée du manœuvre, la rémunération de la force brutale, dépouillée autant que possible de science et d’intelligence. Les exemples des salaires de ce genre sont rares au XIIIe siècle. Presque tous les journaliers sont alors, ou des serfs qu’on ne paie point ou des vassaux que l’on a, une fois pour toutes, payés en terres. Les relations d’homme à homme étaient alors exclusivement féodales ; le féodalisme s’était fourré partout. L’on prêtait hommage-lige à un voisin pour cinq cents francs dont il vous faisait cadeau en espèces — féodalité financière. — De même on s’assurait les services perpétuels d’un boulanger ou d’un charron moyennant l’octroi de quelques hectares labourables — féodalité ouvrière. — Brasseur, berger, messager, forgeron, tous sont fiefs. Toute besogne, tout achat, apparaissent ainsi sous forme fieffée aux gens du moyen âge. Au lieu de payer son cordonnier ou son tailleur, le rentier, laïque ou clerc, passe avec eux des contrats à perte de vue, compliqués et éternels. Chacune des parties concédait des avantages et se soumettait à des obligations qui parurent peu à peu aussi gênantes aux employeurs qu’aux employés.

Si ces derniers ont une postérité abondante, la terre qui constitue leur rétribution passe à une collectivité assez nombreuse : le fief du vacher de telle abbaye normande est représenté, en 1400, par sept personnes, celui du vigneron par quatorze, celui du maréchal par plus de vingt. En ce cas, l’aîné du fief en rend le service, taille les vignes, ferre les chevaux. Avec ces emplois héréditaires il arriva, au bout de plusieurs générations, qu’une charge incombant dans le principe à un chevalier échut à des paysans, qu’au contraire