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C’est un nouveau rocher de Sisyphe, qui ne roule plus au bas de la montagne lorsqu’il en touche le sommet, comme celui de la mythologie antique, mais devant lequel le sommet se dérobe comme si la montagne ne cessait de se hausser à mesure qu’on la gravit.

C’est le côté insoluble de ce qu’on nomme la « question sociale ». Les réformateurs les plus utopistes veulent bien reconnaître que dans aucun temps, proche ou lointain, l’universalité des hommes ne pourront vivre de leurs rentes ; c’est donc à augmenter les salaires qu’ils entendent s’appliquer. Mais le prix du travail, non plus que celui de la terre ou celui de l’argent, n’obéit à personne. Sur lui les lois n’ont guère de prise. Que ces lois émanent d’un monarque, en pays despotique, ou d’une assemblée populaire en pays démocratique, il leur échappe et s’en joue. Par compensation, il a ses règles qui lui sont propres et il y demeure soumis, en tous les temps, sous toutes les latitudes, de quelque manière que les sociétés soient construites et que les individus soient groupés. « Au fond de l’histoire intérieure et de l’histoire extérieure des nations, a dit quelque part Victor Hugo, il n’y a qu’un seul fait : la lutte du malaise contre le bien-être. A de certains momens les peuples mal situés dérangent l’ordre européen, les classes mal partagées dérangent l’ordre social. » Il est vrai, mais ni les invasions ne changent les lois géographiques, ni les révolutions les lois économiques. On pourra plusieurs fois bouleverser le monde avant de faire que le nord ait autant de soleil que le midi et que le travail soit bon marché là où il sera rare.


I

A l’appui de cette observation, banale et pourtant méconnue, le témoignage de l’histoire mérite d’être recueilli. Pour dissiper l’obscurité qui règne encore dans ces régions de la science, on nous pardonnera l’accumulation des chiffres, froids et nus, qui se succèdent dans cet article. Le lecteur se souviendra que chacun de ces chiffres, dont la longue suite forme un texte rebutant, recouvre mille émotions secrètes de nos pères, que ces hausses ou ces baisses de quelques centimes sur la journée du manœuvre cachent cent plaisirs et cent peines ignorés, qui n’ont point trouvé place dans les chroniques. Tout au plus les annalistes leur consacrent-ils quelques lignes s’il s’agit d’une catastrophe fameuse, d’une famine bien caractérisée, où la plèbe silencieuse est morte par grands tas. L’intimité des petits foyers, des petits budgets, les