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masse, ils doivent avoir, si l’on ose dire, une conscience enseignée et une conscience enseignante, partiellement ou totalement inverses l’une de l’autre ; et dans le pont qu’ils jettent entre l’élite et la masse, il y a des vices originels de construction, des ébranlemens incessans, des dislocations fréquentes.

C’en est fait de la joyeuse exaltation, ivresse de science, ivresse de foi, ivresse de piété, qu’éprouvèrent les premiers convertis de la Réforme, lorsque à toutes les âmes, assoiffées de mieux connaître Dieu, les arcanes de la théologie semblaient enfin s’ouvrir, hospitaliers et révélateurs ; se raillant de l’Eglise romaine, on dénonçait alors la scolastique, qui volontairement restait inaccessible aux fidèles, encore qu’elle développât et justifiât le dogme catholique. Et voici qu’aujourd’hui, dans les universités évangéliques, on enseigne une théologie pareillement inaccessible, ou qui du moins excuse ses propres témérités en alléguant qu’elle ne vise point les fidèles ; et par cette théologie, le dogme évangélique est contredit et renversé. Jamais on ne vit un plus terrible hiatus entre les maîtres de la foi et l’humble foule, écolière de la foi ; une aristocratie intellectuelle, incroyante en grande partie, incarne aujourd’hui la démocratique Réforme. Pour combler cet hiatus, il faudrait recourir aux dépositaires authentiques de la foi ; mais où les chercher ? et comment s’y prendraient-ils, pour faire la lumière et l’unité ? car théoriquement, les dépositaires authentiques de la foi, ce sont tous les chrétiens évangéliques. Un miracle de Dieu, ou bien une intervention de l’empereur, cette « moitié de Dieu », obsèdent les rêves de certains croyans. Mais Guillaume II, depuis son avènement, n’a reculé qu’une fois ; et c’était devant la « libre science », qui lui arracha, il y a quatre ans, le retrait du projet de loi scolaire. Oublieux de cette première défaite, voudra-t-il un jour, lui souverain de son Eglise, arrêter, par quelque coup d’Etat césaro-papiste, la périlleuse évolution de la Réforme, et prolonger, par un éclat d’autorité, l’Eglise de la liberté ? Et si jamais il le veut, le pourra-t-il ?


GEORGE GOYAU.