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l’aboutissement théorique de cet immense travail théologique, où l’élite intellectuelle de l’Allemagne protestante épuise sa profondeur, émousse sa subtilité.

« Doit-il y avoir une double vérité dans l’Église évangélique ? une vérité que l’Église enseigne, et une vérité, précisément inverse de la première, que les professeurs enseignent ? » Ainsi s’exprime la Gazette de la Croix. « Depuis cinquante ans, dans les introductions au Nouveau Testament, dans les commentaires de Luc et de Matthieu, dans les Vies de Jésus, le caractère historique du récit qui fait naître Jésus d’une vierge a été contesté à d’innombrables reprises ; l’Eglise, ne s’en émouvait plus. Et parce qu’on conteste ce même récit à propos du symbole, une tempête s’élève. Comment expliquer l’incident ? Doit-il y avoir une double vérité ? doit-on voiler dans l’Église évangélique la connaissance historique ? » Ainsi s’exprime M. Harnack. Aux deux pôles du protestantisme allemand, on est d’accord pour définir ainsi la crise : « Doit-il y avoir une double vérité ? » Mais s’il s’agit d’opter entre ces deux « vérités », l’une séante pour les professeurs, l’autre bonne pour les fidèles, ici le désaccord commence ; la Gazette de la Croix et M. Harnack ne se pourront jamais entendre. Fatalement elles coexistent ; il y a, dans l’Eglise allemande, une double vérité : de l’évolution à laquelle nous avons assisté, tel est l’aboutissement pratique.

Dans ce cycle de quatre siècles que la Réforme aura bientôt parcouru, elle a voulu demeurer fidèle, jusqu’à épuisement, au principe de la liberté d’examen ; et par le fait même de cette fidélité, la voilà parvenue, par une évolution grosse de surprises, à l’antipode de ses origines. « Vous êtes tous prêtres », ce fut le point de départ. Luther, par cette magique parole, ébranla plus d’une âme noble ; de tout son cœur il la développa, dans son petit écrit Sur la Liberté du chrétien ; il sembla qu’elle allait inaugurer la plus démocratique des communions religieuses, où tous, quels qu’ils fussent, de plain-pied, auraient un égal et libre accès aux vérités élaborées par tous et pour tous. En observant aujourd’hui l’Église évangélique d’Allemagne, nous saisissons le point d’arrivée : d’une part une vérité ésotérique, à l’usage des savans ; d’autre part une vérité exotérique, à l’usage du commun des fidèles ; d’une pari une élite intellectuelle, qui prétend, en matière de foi, tout dire, tout enseigner, tout ébranler ; d’autre part, au-dessous d’elle, bien loin d’elle, la masse, à laquelle on inculque, en bloc, autant que faire se peut, le contraire de ce que l’élite enseigne et le respect de ce que l’élite ébranle ; et puis, entre ces deux groupes, les pasteurs ; éduqués par l’élite, éducateurs de la