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principe, pour se préserver mutuellement de pousser leur principe à l’excès, ce qui, sous le régime populaire, comme sous le régime absolu, est le grand danger de tout gouvernement. Qui ne le sent, parmi nous, en France ? Et quel patriote, en ces jours d’allègre attente, ne se demande, avec un serrement de cœur, quel sera, pour notre démocratie, le lendemain de ces fêtes franco-russes dont la France est déjà comme éblouie ? Le peuple français sait ce qu’il veut en politique étrangère ; son enthousiasme le témoigne assez haut ; mais cette alliance russe, dont il se montre presque unanimement épris, sait-il seulement à quelles conditions elle peut durer ?

Puisse l’éclat féerique de cette réception impériale ne pas nous aveugler ! Notre alliance lui a valu trop d’avantages pour que la Russie n’en sente pas le prix ; mais n’ayons pas la fatuité de vouloir être aimés pour nous-mêmes. Notre alliance, la Russie ne l’estimera qu’autant qu’elle nous croira forts et riches ; et pour croire en notre richesse et en notre force, il faut qu’elle nous croie sages. — Serons-nous sages ? tout est là ; ou mieux, — car être sages serait beaucoup exiger de notre fragilité, — jusqu’où pouvons-nous glisser sur la pente des aventures et des entraînemens, sans mettre en péril, au regard de nos amis, les forces vives de la nation ? Ne l’oublions point, notre politique étrangère est, malgré nous, dans la dépendance de notre politique intérieure. Nous avons, au quai d’Orsay, des diplomates et des patriotes ; mais ils ne peuvent nous faire de bonne diplomatie, au dehors, si nous leur faisons, au dedans, de mauvaise politique. Radicaux et socialistes, tous ceux qui, par système ou par faiblesse, travaillent à détruire les ressorts essentiels de la puissance française, peuvent bien nous assurer qu’ils demeureront fidèles à l’alliance russe ; qu’importe, si la France doit perdre, en leurs mains, tout ce qui rendait son alliance désirable ? Que la République française soit livrée au couteau des barbares opérateurs déjà penchés sur elle, quand la France devrait survivre à leurs périlleuses expériences, elle serait, bien vite, trop affaiblie et trop appauvrie pour ne pas retomber dans l’isolement. Soyons sages, pour être forts, — soyons forts, pour avoir des amis. Autrement, la visite du tsar à la République ne laisserait pas plus de traces dans notre histoire que, demain, les lampions, les girandoles et les lanternes vénitiennes de nos illuminations ne laisseront de reflet sur le ciel de Paris ou sur les eaux de la Seine.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.