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prix des services rendus. Si l’on dressait le bilan de l’alliance, peut-être trouverait-on que, suivant son tempérament, la France a donné plus qu’elle n’a reçu. Ne fut-ce point, de tout temps, l’habitude française ? Sa haute situation en Europe, et plus encore peut-être en Asie, la Russie la doit bien, pour une bonne part, au concours de notre diplomatie. Constantinople et Pékin en savent quelque chose. Le développement de ses forces militaires, l’essor surprenant de son industrie, sa rapide et continue transformation économique, le raffermissement de ses finances menacées de fléchir sous le poids de ses charges, la suppression du cours forcé du papier et la réapparition du rouble or, l’achèvement de ses voies ferrées et jusqu’à ce prodigieux Transsibérien qui va mettre ses marchands et ses soldats aux portes de la Corée et du Japon, la Russie les doit, avant tout, à la Bourse de Paris et à nos banquiers français, à la confiance de nos petits bourgeois et de nos petits rentiers, au légendaire bas de laine de nos paysans, — si bien que l’on pourrait dire que l’alliance a été faite, en réalité, autant par ces braves gens que par nos diplomates, et qu’en les venant voir, le tsar et la tsarine ne font que leur payer une juste dette.

Encore quelques jours, et le voyage du tsar va s’achever dans l’éblouissement des fêtes que, de la digue de Cherbourg aux colonnades du Trocadéro, lui prépare le peuple de France. De cette visite qui, pour la première fois peut-être depuis vingt-cinq ans, fait battre à l’unisson les cœurs français et qui, à, l’encontre des sophismes débilitans du socialisme international, montre à l’Europe quelle prise garde sur l’âme du peuple l’idée de patrie, restera-t-il autre chose, à la France et à la Russie, qu’un brillant et fugitif souvenir ? Elles sont si différentes, les deux alliées que, en dépit de leur rapprochement, il semble qu’elles ne puissent avoir d’ascendant l’une sur l’autre. Dirons-nous que leur intimité ne peut exercer d’action qu’en dehors d’elles-mêmes ? Et pourtant, si la Russie avait quelque influence sur la France, je doute que la République eût à s’en plaindre. Et si la France avait, à son tour, quelque ascendant sur l’empire autocratique, la Russie n’en serait peut-être pas plus malheureuse. Tout paradoxal que cela puisse sembler, les deux pays gagneraient beaucoup à prendre quelque influence l’un sur l’autre, — non pas, certes, pour se copier ou s’imiter ; ils sont trop différens pour avoir rien à s’emprunter ; — non point, à coup sûr, pour intervenir dans les affaires l’un de l’autre ; ni la France, ni la Russie ne le toléreraient, et j’espère que, sur ce point, notre démocratie serait non moins chatouilleuse qu’un autocrate ; mais pour exercer l’un sur l’autre une action modératrice, et tout en conservant chacun leur