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Russie et de l’Autriche. Ne serait-ce là qu’un rêve, ce devrait être le rêve de la diplomatie française.

La tâche, il faut bien le reconnaître, semblait malaisée, surtout depuis 1878, depuis le traité de Berlin, depuis l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, depuis les révolutions de Bulgarie. Si la France a toute raison de souhaiter l’entente de Pétersbourg et de Vienne, il est, en Europe, une autre puissance qui, à en juger par ses actes, obéit à des sentimens ou à des calculs tout différens. Il s’est rencontré, à Berlin, un grand ministre qui a paru s’arroger entre la Russie et l’Autriche-Hongrie le rôle de médiateur, se décernant à lui-même, au Congrès de 1878, le titre d’honnête courtier. En dépit de son zèle apparent de conciliateur, peut-être s’est-il plutôt complu, afin de garder le champ libre en Occident, à mettre aux prises, en Orient, les ambitions ou les intérêts des deux empires voisins. L’intention avouée de détourner les ambitions de l’Autriche-Hongrie vers le Balkan ne pouvait sourire à Pétersbourg ou à Moscou.

Avec le centre de gravité de la puissance autrichienne, se sont déplacées les jalousies ou les inimitiés suscitées par la maison d’Autriche. Pour nombre de Russes, l’Autriche-Hongrie semble devenue ce qu’elle avait paru jadis à nos Bourbons, l’ennemie naturelle. A leurs yeux, le compétiteur de l’aigle tsarienne, héritée des Paléologues de Byzance, ce n’est pas le jeune aiglon des Hohenzollern, mais bien la vieille aigle bicéphale des Habsbourg dont une tête regarde, plus que jamais, vers l’Orient, menaçant du bec les cimes du Balkan. L’Autriche tudesco-magyare, avec son partage de souveraineté entre deux races également hostiles au nom slave, ne s’est-elle pas montrée, de l’Elbe à la Bosna, l’oppresseur des Slaves et du slavisme ? Et si elle a paru, au sud du Danube, se réconcilier avec la résurrection nationale des Slaves du Balkan, affranchis par les armées russes, n’était-ce pas pour séduire leur jeunesse, les détourner de leur libératrice et patronne légitime, la Russie orthodoxe ? À ces griefs des Russes trop souvent justifiés par les faits, Vienne et Pest opposaient bruyamment des griefs qui, pour être parfois imaginaires, n’en étaient pas moins sincères, s’en prenant à la Russie et aux comités moscovites de toutes les résistances des Slaves au centralisme viennois ou à la magyarisation hongroise, se figurant partout découvrir ce spectre familier aux Allemands et aux Magyars, épouvantail habituel de Vienne et de Pest, le panslavisme. Et comme si ce n’était pas assez de ces soupçons et de ces défiances réciproques, les services autrefois rendus par les tsars à l’ingrate Autriche se retournaient contre les successeurs de Nicolas Ier.