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en personne avisée, elle fera bien de prendre garde de ne jamais l’oublier.

N’importe, la reconstitution du concert européen, si précaire semble-t-elle, est un fait dont, en bons Européens, comme en bons Français, — deux choses que, pour notre part, nous n’aimons pas séparer, — nous avons le droit de nous féliciter. Ce n’est pas, cependant, que le nouveau concert européen semble devoir donner aux amis de l’humanité et aux amans de la justice toutes les satisfactions qu’ils en avaient osé rêver. Non, hélas ! il ne faut pas que l’éclat des fêtes officielles et le retentissement des acclamations populaires sur le chemin du jeune couple impérial fassent illusion à un temps, toujours prêt à se repaître d’espérances vagues. Non, notre siècle finissant ne va pas voir s’ouvrir, devant le monde moderne, l’ère messianique de justice et de fraternité annoncée au vieux monde par les voyans d’Israël et les sibylles alexandrines. Cette Europe que nous voudrions croire en train de renaître, cette Europe des diplomates et des chancelleries, elle a ses plaies, elle a ses blessures, les unes anciennes déjà et mal cicatrisées, les autres toutes récentes, et saignant encore ; et si douce et caressante que semble la main des diplomates, on ne voit pas qu’elle soit bien habile à les panser ; s’y emploierait-elle, avec un zèle patient, il est douteux qu’elle réussisse à les guérir. Il avait raison, ce ministre anglais qui s’écriait, il y a quelques semaines : « L’Europe n’en est plus au temps des croisades. » Parvînt-il vraiment à se reformer, ce concert européen, il semble hors d’état de mettre fin à toutes les souffrances et à toutes les iniquités de l’Europe contemporaine. A vrai dire, peut-être même ne peut-il se reconstituer, ou n’a-t-il quelque chance de durer qu’à condition de renoncer à des ambitions aussi hautes. C’est ici que se font sentir, malgré tout, les tares constitutionnelles et pour ainsi dire les vices d’origine de la vieille Europe. Elle ne peut rester unie, elle ne peut agir en commun qu’en demeurant modeste, en sachant se borner, en s’abstenant des grandes vues et des grandes œuvres. Tout principe de direction lui manque ; il ne lui en reste qu’un terre à terre, auquel elle est réduite à tout sacrifier : le souci égoïste de sa sécurité présente.

Pauvre Europe ! pauvre concert européen ! les idéalistes ne sauraient s’en promettre la réalisation de leur chimère de justice. Il ne faut pas trop attendre de cette Europe, dût-elle se reconstituer par les soins du tsar, notre allié ; — et du même coup, nous devrions, pour être sincères, en dire autant de l’alliance russe elle-même. A quoi bon, à la veille de ces jours de fête, parler de nos frères d’entre les monts et le fleuve ? Notre cœur français n’a