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limites des États ; l’Europe en reste à la paix de Francfort. La grande iniquité de 1871 n’est pas effacée, et rien, hélas ! ne fait encore présager l’heure des réparations patiemment attendues !

La répartition des territoires n’a pas changé ; elle semblerait plutôt consolidée par les dernières années ; mais la répartition des territoires n’est pas tout, pour les États et pour les nations. Qui dans l’histoire et dans la politique n’aperçoit que des mutations territoriales ne comprend ni l’histoire ni la politique. De ce que l’entente franco-russe n’a pas remué les bornes des États, de ce qu’elle ne promet pas de restaurer la frontière de la France, il ne suit point qu’elle ait été sans importance pour l’Europe et sans profit pour notre pays. A parler franc, — et s’il importe jamais d’être sincères avec nous-mêmes, c’est ici, — il est deux choses dont, en face de nos amis du Nord, nous devons nous défendre également, sous peine d’être dupes, ou sous peine d’être injustes ; l’une est de trop exalter l’alliance russe, l’autre de la trop rabaisser ; l’une est d’en magnifier outre mesure les résultats, l’autre de les méconnaître ou de les déprécier. Excès en sens inverse que nous réprouvons, l’un et l’autre, avec la même énergie, les jugeant, tous deux, — l’enivrement aveugle et le dénigrement chagrin, — peu dignes de la France et dangereux pour la France. La politique n’est ni affaire d’imagination, ni affaire de sentiment, et c’est une vérité que nous avons trop souvent oubliée, à nos dépens pour ne pas avoir appris à nous en souvenir. Aussi bien, la prochaine arrivée du jeune autocrate sur la terre française est-elle, pour nous, comme une invitation à mesurer ce que, depuis Cronstadt et depuis Toulon, l’entente franco-russe a valu à l’Europe et à la France. Pendant que sur le chemin du couple impérial se dressent, à la hâte, les arcs de triomphe qui doivent l’accueillir sur le sol français, avant que nos yeux ne soient éblouis par l’éclat des fêtes que la France prépare à ses hôtes, qu’on nous permette de nous recueillir un instant, et de nous demander ce qu’apporte, à la France et au monde, cette visite impériale, et avec elle, l’alliance franco-russe dont la visite du tsar Nicolas II est comme le couronnement et la consécration. Tout, du reste, dans ce voyage princier, a sa portée, tout est significatif, jusqu’à l’itinéraire de leurs jeunes Majestés tsariennes, et si l’on prend la peine d’en écarter le fastueux décor et les magnificences souveraines, on y découvre comme un symbole de la politique russe et une image de la situation de l’Europe. C’est pour cela que ce voyage du jeune couple fraîchement couronné est vraiment un voyage historique qui marquera une heure dans les dernières années de ce siècle expirant.