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munis de toutes les connaissances, libres de se développer jusqu’au bout, exempts de la servitude machinale du métier. — En outre, il faut que le reste du troupeau broute paisiblement, régulièrement, sous la conduite et les soins des autres. — Donner une prime magnifique, les honneurs, la fortune, la possibilité de fonder une famille, tous les plus hauts objets de l’ambition humaine aux grands mérites prouvés, quelque part qu’ils se trouvent. Cette prime, chez nous, est insuffisante : mais il y en a une petite pour chaque petit mérite.

D’autre part, on peut répondre qu’un pays est comme un jardin, que tel produit en soi est plus beau, meilleur, mais que tous les jardins ne peuvent pas le produire ; que tout dépend du sol et de l’exposition, que le bon jardinier est dirigé d’avance, qu’il est absurde de demander des ananas à la craie de Champagne, et qu’en somme la France produit maintenant les légumes à la culture desquels elle est propre. Pour les esprits élevés, le remède est de ne pas tomber dans la vie bourgeoise, de vivre seul comme Wœpke[1], en bouddhiste.

Beaux quais, l’eau est toujours belle. Un moulin énorme avec différens étages et canaux d’eau courante, encadrés de verdure vivante. Une large écluse réunissant les eaux au centre de la rivière. — Les maisons rouges luisent d’une belle couleur franche ou sombre au soleil couchant. — En face est un vieil hôpital avec d’étranges fenêtres borgnes, mais vaste et grandiose ; le haut mur bruni, mal percé, surplombe avec un air menaçant comme au moyen-âge.

Derrière, monte un grand dôme, celui de Saint-Nicolas qui, à la nuit tombée, prenait une apparence tragique.

En amont, s’allonge un solide pont de pierre, flanqué à l’entrée de deux tours carrées terminées en pointe (style Louis XIII). Elles le défendaient sans doute autrefois.

Vers le midi, les collines montent. L’air est si transparent, qu’on aperçoit dans un lointain énorme, comme une assise vaporeuse de nuages blanchâtres, la chaîne des Pyrénées. Ces collines, haussées les unes par-dessus les autres, font plaisir. La rivière arrive en les longeant, enveloppée de verdure riante. Cela m’a rappelé mon beau voyage — un beau et triste voyage — j’en ai mis la partie idéale dans mon livre[2]. On fait toujours ainsi ; il n’y a que certains passages et encore à certains momens qui présentent la beauté achevée. Ordinairement, on n’a que des

  1. Voir dans les Nouveaux Essais de critique et d’histoire, la notice sur Franz Wœpke, p. 365.
  2. Le Voyage aux Pyrénées.