Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/493

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sonore des cimes bruissantes ; ils ont fait craquer les aiguilles tombées sur le sable ; ils ont admiré cette couleur blanche du sol qui troue à chaque pas le maigre tapis d’herbes altérées ; ils ont frissonné à demi, en écoutant le merveilleux silence ; ils se sont arrêtés devant quelque énorme pin demi-ébranché par la foudre, seul, debout sur le sommet d’un monticule nu. Le pays n’a guère changé depuis leur venue et cette vue repose du grand potager aligné, régulier, partagé, surveillé par le garde champêtre, que je retrouve partout de Poitiers à Toulouse.

Et pourtant, dans cette espèce de potager, j’avais eu la veille une sensation folle. J’étais seul dans mon wagon, et pendant quatre heures j’avais vu défiler les haies, les arbres, les vignes, les cultures. Les roues roulaient infatigablement, avec un grand bruit uniforme, comme le retentissement prolongé d’un orgue qui ronfle. Toutes les idées mondaines, toutes les choses humaines et sociales se sont encore effacées. Je n’ai plus vu que le soleil et la terre, la terre parée, riante, toute verte, et d’une verdure si diversifiée, si épanouie, si confiante sous cette douce pluie de rayons chauds qui la caressaient. L’air était si pur, la lumière si amplement épanchée, la campagne si florissante et si heureuse ! A chaque chêne, à chaque châtaignier qui passait, chacun avec sa pose et dans son petit monde de compagnons et de voisins, je me sentais touché comme par la rencontre d’un être animé. J’avais envie de lui crier : « Tu te portes bien, tu es un beau et puissant chêne, tu es fort, tu jouis du luxe et de la magnificence de ton feuillage. » Je considérais les bouleaux, les frênes, comme des créatures délicates, de vraies femmes pensives, dont personne n’avait entendu la pensée, une pensée timide et gracieuse qui m’arrivait avec leurs chuchotemens et l’agitation de leurs fins rameaux. Il y avait des douceurs ou des coquetteries d’arbres dans les creux ombragés, sur les tapis de bruyères rousses et violettes, dans les sentiers tortueux laissant voir un morceau de leur ruban de sable, au bord d’une petite source qui noircissait le sol entre les pierres, et tout d’un coup descendait avec des étincelles et comme une pluie d’éclairs. C’était un regard soudain, une mutinerie, une mièvrerie d’enfant, d’un dieu enfantin qui rit en liberté. au-delà de cette plaine de vignes si vertes, et d’arbres épars tout reluisans et tout étincelans, on voyait des collines bleuâtres qui portaient leur forêt jusqu’au bord du ciel, une sorte de cirque d’ancêtres végétaux plus serrés et plus sévères, heureux pourtant sous la gaze de vapeur dorée, et qui, dans l’enceinte dont ils occupaient les plus hauts gradins, regardaient leurs enfans, toute la jeune et élégante postérité de plantes civilisées et fructueuses, se mêler, se ranger,