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à prendre les moyens les plus propres à ramener dans les esprits la confiance qui n’y existe plus : s’il y échoue, la situation de son empire deviendra de plus en plus alarmante, pour lui plus encore que pour les autres. On frémit à la pensée des malheureux qui ont succombé l’année dernière en Arménie. Le nombre de ceux qui viennent d’être massacrés à Constantinople est assurément beaucoup moins considérable ; mais quand même il ne s’élèverait qu’à cinq ou six mille, avons-nous besoin de dire quelle impression de stupeur doit se produire dans une ville civilisée, ou réputée telle, lorsqu’on voit tout d’un coup s’y ouvrir un pareil charnier ? Quand ces actes odieux étaient commis loin des yeux européens, ils n’en étaient certes pas moins condamnables, mais on pouvait croire à quelque exagération dans la manière dont ils étaient racontés. On se demandait si l’imagination affolée, terrorisée, n’en avait pas grossi l’atrocité. Ces doutes dont le gouvernement ottoman pouvait — qu’on nous passe le mot — profiter, comment subsisteraient-ils lorsque les mêmes scènes de barbarie se reproduisent dans cette banlieue de l’Europe qui s’étend à l’entrée et le long des rives du Bosphore ? Cette fois l’évidence éclata aux yeux, et les conséquences s’imposent à l’esprit. Le massacre à jet continu, en cette fin du XIXe siècle, ne saurait être accepté comme un moyen de gouvernement. Il est temps, soit du côté du sultan, soit du côté de l’Europe, qu’on envisage cette situation, qu’on l’étudie sous toutes ses faces, et surtout qu’on prenne les résolutions qu’elle exige.

Nous ne nous en dissimulons pas les difficultés : elles sont telles qu’on ne saurait les exagérer. Lorsque, il y a environ un an et demi, la question arménienne s’est trouvée posée, nous en avons exposé tous les élémens, et on a pu comprendre dès ce moment combien elle serait délicate à résoudre. Nous avons dit alors que s’il y a des Arméniens disséminés sur tous les points du globe et plus particulièrement dans cinq ou six districts de l’Anatolie, il n’y a pas, ou il n’y a plus d’Arménie. C’est tout au plus si, dans un de ces districts, les Arméniens sont à égalité de nombre avec les musulmans ; dans tous les autres, ils sont en minorité, quelquefois même en minorité considérable. La masse de la population est musulmane. La vérité — il faut encore la confesser — est que les musulmans ne sont en rien inférieurs aux chrétiens ; loin de là ; une longue domination, même brutale, une longue pratique de l’administration, même arbitraire et vicieuse, leur ont donné plutôt une sorte de supériorité intellectuelle et morale, car tout est relatif. Nous ne parlons pas, bien entendu, des exceptions ; elles sont nombreuses ; mais elles ne détruisent pas la loi générale. La dégénérescence des races vaincues et opprimées depuis des siècles ressemble souvent à la dépravation. Ce sont là des faits dont il faut bien tenir compte et qui embarrassent singulièrement l’œuvre de la diplo-