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soudre ce problème de psychologie ou de pathologie. Ils n’ont pas tardé à reconnaître leur erreur. Dès que la première ivresse causée par la poudre et par la mélinite a été tombée, ces vaillans conjurés ne semblent pas avoir eu d’autre préoccupation que de s’assurer la vie sauve. Jamais roman commencé dans le style des grandes aventures ne s’est terminé aussi vite, ni d’une manière aussi mesquine. Le marchandage qui s’est établi entre les auteurs de l’échauffourée et les directeurs de la Banque n’a eu assurément rien d’épique. Le yacht de sir Edgar Vincent a recueilli les héros dégrisés, et, suivant les engagemens pris avec eux, les a conduits en lieu sûr. Quelques-uns avaient péri ; ils avaient fait autour d’eux un plus grand nombre de victimes, soit dans la Banque même, soit dans les rues voisines ; mais s’il s’était arrêté là, le mal n’aurait pas été bien considérable. Un nouveau et curieux chapitre aurait été ajouté à l’histoire des conspirations avortées, et on se serait demandé avec surprise comment des êtres doués de raison avaient pu croire qu’il leur suffirait de se rendre maîtres d’une banque d’État pendant quelques heures, pour dominer, du haut de cette situation politico-financière, toute la diplomatie européenne. N’était-il pas certain, au contraire, qu’une entreprise aussi follement conçue, aussi criminellement exécutée, ne pouvait que jeter le discrédit sur la cause qu’elle prétendait servir, en montrant une fois de plus ce qu’on savait déjà, mais ce qui ne s’était jamais si clairement manifesté, à savoir que la ruse et la violence étaient des deux côtés à la fois, aussi bien du côté arménien que du côté ottoman. Il est même hors de doute que, depuis l’origine de toutes ces affaires, les premières provocations sont toujours venues des Arméniens.

Et ils s’en vantent ; mais en même temps ils s’indignent d’avoir tiré si peu de profit de leurs imprudentes initiatives. D’autres ont été mieux traités, et les Arméniens ne peuvent s’expliquer pourquoi. Après avoir été les premiers à souffler sur l’empire ottoman le vent des émeutes et des révolutions, on comprend avec quelle amertume ils se sont aperçus qu’ils ne récoltaient eux-mêmes que tempêtes meurtrières, tandis que d’autres, plus favorisés, voyaient l’orage se résoudre sur leur tête en une pluie bienfaisante. Sans l’insurrection arménienne, l’insurrection crétoise n’aurait probablement pas eu lieu ; car c’est la loi fatale à laquelle obéissent les populations de l’empire que si les unes s’agitent, toutes les autres ont aussitôt une tendance à s’ébranler. Le sultan ne l’ignore pas ; c’est pour cela qu’il hésite, ou du moins c’est une des raisons pour lesquelles il hésite à accorder des réformes aux uns, sachant très bien que les autres y trouveront un encouragement à en demander, à en exiger leur part. L’exemple des Arméniens n’était pourtant pas de nature à séduire ; ils avaient obtenu seulement des promesses ; aucune réalisation effective n’avait suivi. Le sang avait