la fuite en Russie (on lui offrait une chaire à l’Université de Moscou), il hésite, demande des délais, se plaint des incertitudes de la politique, et disserte sur les religions de l’antiquité.
Il semble l’aimer encore, toutefois, et continue de lui parler sur le ton le plus passionné. Mais voici qu’un beau jour ce ton même s’altère. Il déclare à Caroline qu’il ne tolérera pas davantage ses relations avec « l’impérieuse et vaniteuse coquette qu’est Bettina Brentano ». — « À toi de choisir, lui dit-il : ou bien tu t’éloigneras de cette maison des Brentano, ou bien, si tu n’as pas ce courage, tu feras en sorte que j’ignore tes relations avec ces gens-là ! »
C’est qu’il s’était passé, quelque temps auparavant, entre Creuzer et l’amie de Caroline, une scène assez imprévue, dont Bettina nous a laissé elle-même le récit, dans sa Correspondance avec Goethe. « Creuzer, dit-elle, était venu à Marbourg chez mon beau-frère Savigny. Laid comme il était, je ne pouvais me figurer qu’il eût de quoi intéresser une femme. Et ma surprise fut grande, et mon indignation, lorsque je l’entendis parler de la Gunderode en termes familiers, à la façon d’un homme qui aurait des droits sur son cœur. Il prit en ma présence une de mes nièces sur ses genoux, et lui demanda comment elle s’appelait. « Sophie ! — Eh bien ! tout le temps que je resterai ici, tu devras changer de nom et t’appeler Caroline ! Caroline, donne-moi un baiser ! » Voilà ce qu’il me fallut entendre ! Là-dessus la colère me saisit, je lui arrachai l’enfant, et l’emportai dans le jardin. »
Cette petite scène, où pourtant Caroline n’avait point de part, eut une influence décisive sur la destinée de la jeune fille. En vain, dès qu’elle eut reçu la lettre de Creuzer, s’empressa-t-elle de rompre avec Bettina. Le professeur avait désormais transporté sur elle un peu de sa rancune contre son amie. À tout propos désormais, dans ses lettres, il l’humilie, l’insulte, se fâchant par exemple de ce qu’elle ne partage pas son enthousiasme pour Empédocle, ou lui disant qu’il écrit un article sur les Tournois, mais qu’elle fera mieux de ne pas le lire, « car il y parle d’un temps où les nobles avaient du courage ».
Il finit même par oublier de la tutoyer. Et comme son amie s’en plaint : « Ma foi, s’écrie-t-il, je ne l’ai pas fait exprès ! Et je ne sais plus moi-même à quel propos cela m’est arrivé. »
« Tes lettres, lui dit-il le 26 juin 1806, me prouvent ce que depuis longtemps je pensais : que tu es incapable de me comprendre, de pénétrer dans mon âme. » Et de ce que Caroline lui disait dans ces lettres, nous pouvons nous faire l’idée par les quelques lignes suivantes que Creuzer lui reproche d’avoir écrites : « Je t’aime jusqu’à la mort, mon doux, mon cher ami, toi qui es toute ma vie. Je veux vivre avec toi ou mourir. Mais la mort est meilleure que de vivre ainsi. »