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énergie que je ne lui aurais point soupçonnée, elle consent à mon amour, me fait votre éloge, m’assure que dès à présent elle ne sera plus pour moi qu’une amie… Tu le vois, je suis libre ; c’est maintenant à toi de vouloir. Jusqu’à présent tu n’as pas su vouloir : c’est là ton malheur… Mon collègue Schwartz croit que notre vie de ménage pourrait continuer comme par le passé, que tu pourrais venir demeurer avec moi, devenir ma vraie femme, et Sophie, cependant, en conserver le titre. Mais je n’aime pas les demi-mesures. Donc, choisis toi-même ! »

Celle qui « ne savait pas vouloir » paraît avoir trouvé, à ce moment, que son ami allait un peu vite, et détestait trop les demi-mesures. De ce que Creuzer nous a transmis de ses réponses on devine bien qu’alors, et même longtemps après, elle n’avait pour lui qu’une sympathie tout intellectuelle. C’est par la pitié qu’elle fut conquise à l’amour. Elle eut compassion de tant de souffrances que Creuzer lui faisait voir dans ses lettres, avec une obstination, une violence, une emphase incroyables. Et peut-être les constantes flatteries du symboliste ne furent-elles point sans l’émouvoir aussi. Creuzer n’y mettait point de réserve, joignant même parfois à ses dithyrambes des dénonciations dans le genre de celle-ci : « Combien je suis accoutumé déjà à reconnaître ta domination, — écrit-il à Caroline dans une de ses premières lettres, — c’est ce que m’a prouvé la joie que j’ai eue de l’éloge que Gœthe vient de faire de tes vers. Je n’ai pas trouvé de cesse que je ne l’eusse transmis à Savigny et à Clément Brentano, qui l’ont accueilli, d’ailleurs, chacun à sa façon. Savigny m’a dit affectueusement « qu’un tel éloge allait te rendre bien heureuse » ; et Clément « que « sans doute ce n’était là qu’une ironie de la part de Gœthe ». Sa femme, de son côté, a déclaré que Gœthe avait déjà employé la même plaisanterie pour une autre poète. Ceci nous a conduits à une discussion sur ta poésie. Sophie Brentano a dit que tu étais incapable de toute idée originale. Puis on a parlé de ton caractère, et Clément nous a expliqué pourquoi il lui serait toujours impossible de t’aimer. » Ajoutons seulement, pour donner toute sa saveur à ce passage d’une lettre d’amour, que Caroline, à ce moment, passait pour aimer Clément Brentano.

Mais il est temps de revenir à la note pathétique. « Combien votre lettre m’a blessé ! écrit Creuzer quelques jours après. Vous m’accusez d’avoir mal compris vos sentimens, d’avoir voulu vous rendre heureuse à ma façon ! Destin, tu me frappes trop fort !… Vous écrivez à Lisette que c’est par compassion seulement que vous voulez partager ma peine ! À moi-même, d’ailleurs, n’avez-vous pas déclaré l’autre soir que vous pouviez m’accorder votre estime, votre confiance, mais non votre amour ! Par pitié du moins, ne m’abandonnez pas ! Continuez à m’écrire ! »