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représentées dans tous les théâtres en diverses langues et par toutes sortes d’acteurs. Et non content d’en être le spectateur, je voulus faire partie de la comédie et me mêler avec les autres… » Quand il évoquait ce beau souvenir, il avait déjà reconnu la vanité de son désir ; car il ajoute : «… Jusqu’à ce que je m’aperçus que j’étais la fable et le rêve de tout ce peuple : alors la honte me prit, et je dus confesser que tout ce qui plaît au monde n’est qu’un songe d’un instant. » Il y a là tout le drame de sa vie. Ce drame fut d’autant plus intense que chez le héros, comme chez presque tous les poètes, les sentimens prenaient une acuité exceptionnelle, amplifiés par l’imagination. Son orgueil, son ambition, ses caprices étaient extrêmes. Il les avouait avec une candeur touchante : « De tous mes désirs, écrivait-il, le plus grand est de ne rien faire, et ensuite d’être flatté par mes amis, bien servi par mes domestiques, caressé par mon entourage, honoré par mes protecteurs, célébré par les poètes et montré au doigt par le peuple. » Oui, c’est bien cela qu’il vint chercher à Ferrare, le pauvre homme. Son génie lui donnait peut-être quelque droit à l’obtenir. Un instant même, il crut marcher dans la réalisation de ses rêves. Le réveil n’en fut que plus cruel. — Ne sont-ce pas là des élémens bien dignes en effet de tenter un écrivain moderne, un de ceux que hante le difficile problème des rapports de l’individu et de la société et qui se plaisent à transporter sur la scène l’image des conflits douloureux que multiplient les conditions de la vie actuelle entre l’être isolé et le monde qui l’entoure ?

Rapprochez de ces données, qui sont simplement celles de l’histoire, telles que M. Cherbuliez les a présentées, telles qu’elles ressortent avec évidence des travaux de la critique contemporaine, le Tasse de Gœthe, avec ses allusions personnelles, ses complimens de cour, ses belles maximes de sagesse optimiste, avec tout le développement psychologique de son héros retracé en raccourcis habiles, avec toute la haute philosophie qu’il exprime et toute la savante esthétique qui le soutient, — vous serez forcé de reconnaître que, quelque séduisante que vous semble l’œuvre, le simple sujet historique ne s’y est point élargi. Gœthe, dirait-on, l’a nettoyé de tout ce qu’il comportait d’humain. De plus en plus, la conception qu’il se faisait de sa propre personnalité, de l’art et de la vie, l’éloignait de la vie. Sous prétexte de la dominer, il en arrivait à la dédaigner. Il en négligeait les aspects vrais, pour leur substituer les images arbitraires qu’il s’en formait dans son esprit, non sans certains partis pris. Sa belle intelligence ne lui servait plus à pénétrer les sens cachés des données que fournit la nature, mais à les arranger d’après des lois qu’il édictait lui-même, les unes pour répondre à ses aspirations particulières, les