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été l’un des héros de l’humanisme, et son génie se fût épanoui en fleurs superbes. Naïvement épris de la beauté des idées et de celle des mots, il ignorait que les uns et les autres ont une valeur pratique, qu’il y a des époques où l’on ne peut les employer qu’en vue de résultats positifs, pour des fins déterminées, et que, justement, le malheur l’avait jeté dans le monde en une de ces époques-là. Souvent, dans ses lettres, il se plaint de la strettezza dei tempi, de l’étroitesse des temps : peut-être ne comprenait-il pas lui-même tout le sens de cette expression qui tombait de sa plume affligée. Elle signifiait, hélas ! qu’un monde nouveau opposait aux libres rêves des penseurs comme aux fantaisies toujours dangereuses des poètes des barrières très rapprochées. Il ne s’agissait plus de chercher, comme au siècle précédent, la réconciliation des dogmes du Christ et des doctrines de l’Académie, ou celle de l’Eglise d’Orient avec l’Eglise d’Occident : il s’agissait d’une lutte ouverte, violente, impitoyable, entre l’Eglise catholique et la Réforme. Directement ou indirectement, toutes les forces des hommes agissaient dans ce grand débat, qui seul alors semblait digne d’intérêt. Qu’un poème fût bien ordonné, écrit en belle langue, tissé de fictions magnifiques, émaillé d’images admirables, que signifiait cela ? Une œuvre nouvelle était une arme nouvelle, pour Rome ou contre Rome : l’unique problème qu’elle pût soulever, c’était celui de son orthodoxie ; on la jugeait selon qu’elle semblait utile ou nuisible aux plans de la défense catholique ; et il n’y avait même guère de chances pour que, considérée à ce point de vue, elle pût paraître simplement indifférente. Ces conditions nouvelles, le censeur de la Jérusalem délivrée, Sperone Speroni, les connaissait à merveille, — tandis que l’auteur les ignorait absolument. Pas un instant, pendant son long travail, (Tasse ne songea qu’en chantant « les pieux combats et le guerrier qui délivra le tombeau de Jésus-Christ », il jouait avec un feu redoutable, — celui qui allumait les bûchers ; pas un instant, il ne se méfia du « périssable laurier cueilli sur l’Hélicon », des dangers qu’on court à « orner la vérité de fleurs » et à mélanger aux héros de l’histoire des croisades les mythes de la belle antiquité ou les magiciens des contes arabes. Quand il s’en aperçut, — parce qu’on le lui fit voir, — son œuvre était achevée et circulait déjà : elle ne fut plus pour lui qu’une source d’angoisses, la persuasion d’être hérétique devint un de ses pires tourmens.

Parallèlement à ce premier conflit, un autre se développait dans l’âme du malheureux : moins élevé peut-être, celui-là, moins abstrait, mais plus humain, plus accessible, plus [1]

  1. Voir Luigi, Leonora e Lucrezia d’Este, par G. Campori et A. Solerti ; Turin, 1888.