Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IV

Parmi les réflexions que Tasse suggère à son plus habile commentateur, M. Kuno Fischer, il en est une à laquelle je voudrais m’arrêter un instant :

« Si, dit-il, un de nos dramaturges actuels les mieux doués et les plus intéressans, Henrik Ibsen, par exemple, avait écrit un Torquato Tasso, il se serait efforcé de peindre d’après nature la misère et les souffrances du poète italien : nous verrions un Tasse, fugitif et mendiant, en habits déchirés, mélancolique dans les accès de sa folie, et, à la fin, gémissant dans sa cellule de l’hôpital Sainte-Anne. Je m’étonne qu’Ibsen se soit jusqu’à présent refusé cet intéressant sujet. »

Il ne semble point que M. Kuno Fischer ait une haute opinion du génie d’Ibsen : car vraiment, traiter de telle sorte « l’attirant sujet » de Torquato Tasso, ce serait le ramener à ses lignes les plus pittoresques si l’on veut, mais aussi les plus banales. Le spectacle du malheureux poète, poursuivi par la haine de ceux qu’il aimait, cherchant en vain un asile chez des protecteurs trop craintifs pour le défendre, trouvant à peine un peu de réconfort auprès d’une sœur qu’il ne peut visiter que sous un déguise-mont, revenant implorer le pardon du prince rancunier qu’il avait offensé, « gémissant dans sa cellule » de Sainte-Anne et succombant enfin dans la pénitence au moment où son sort paraissait s’adoucir, ce spectacle, sans doute, ne pourrait être que fort émouvant ; et je suis persuadé qu’un dramaturge « bien doué » en saurait tirer de beaux effets. Néanmoins, j’aime à croire qu’Henrik Ibsen, ou tout autre écrivain moderne que tenterait le sujet, en pénétrerait mieux le sens humain et profond. Pourquoi ne nous demanderions-nous pas, à notre tour, ce qu’il y verrait ? II ne s’agit que d’un calcul tout hypothétique ; mais peut-être ce calcul nous permettra-t-il de mieux comprendre l’œuvre même que nous étudions.

Ce qu’un dramaturge comme Ibsen verrait avant tout dans le cas de Torquato Tasso, c’est un des exemples les plus tragiques parmi ceux qu’offre l’histoire des conflits qui éclatent souvent entre des individus d’élite et leur époque ou leur milieu.

Tasse, en effet, par la nature et la qualité de son génie, par les aspirations intimes de son être intellectuel, par l’idée qu’il se faisait de la poésie et du rôle du poète, relevait moralement de la génération qui précéda la sienne. Il aurait dû naître au temps où des papes lettrés et des cardinaux philosophes hésitaient entre Platon et Jésus-Christ, avant le concile de Trente : il eût alors