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exemplaires irréprochables de l’humanité, décorés des vertus qu’il regardait alors comme les plus hautes, tous beaux, tous intelligens, tous bons, — du moins selon l’idée qu’il se faisait de la bonté, de l’intelligence, de la beauté. On les reconnaît sans peine sous leurs déguisemens italiens, — d’autant plus qu’ils s’éloignent davantage des données de l’histoire. A coup sûr, c’est à Weimar qu’il pense, ce n’est point à Ferrare, quand il réunit les traits de la petite ville qui sert de théâtre à son drame. « Elle est devenue grande par ses princes, » dit la comtesse de Scandiano. A quoi la princesse réplique : « Plus encore par les hommes excellens qui s’y sont rencontrés par hasard et heureusement réunis. » Ce qui amène la comtesse à reprendre : « Le hasard disperse aisément ce qu’il rassemble. Un noble esprit attire de nobles esprits et sait les fixer comme vous faites. Autour de ton frère et de toi, se réunissent des cœurs qui sont dignes de vous, et vous égalez vos illustres ancêtres. » Quelle que fût l’indifférence de Goethe pour l’exactitude historique, quelque imparfaits que fussent ses documens, il ne pouvait ignorer que de tels complimens adressés aux princes de la famille d’Este eussent paru de l’ironie ; qu’Alphonse II avait du sang de Borgia dans les veines ; que pour lui comme pour ses « illustres ancêtres », l’accueil fait aux poètes n’était guère qu’un calcul d’ambition ; que cet accueil, — ainsi que l’Arioste, avant Tasse, en fit l’expérience, — était étroit, parcimonieux et intéressé, car ces princes, habiles ménagers de leurs ressources, entendaient que leurs protégés servissent à double lin, et, tout en célébrant à loisir leurs noms pour la postérité, leur rendissent maint service délicat dans le siècle présent. ; que l’administration de leurs Etats, surtout l’organisation de leur armée, les préoccupait beaucoup plus que l’érudition, les lettres et les arts. Alphonse II, en particulier, ne rappelait en rien le prince humanitaire, sentencieux, modéré qui donne à Tasse de sages conseils, s’applique à lui rendre la vie agréable, cherche à le guérir de sa misanthropie, montre dans tous ses propos autant de justesse d’esprit que d’élévation d’âme. C’était, au contraire, un rude homme, ambitieux, tenace, qui poursuivait âprement les desseins d’une diplomatie ténébreuse tout en expérimentant de nouveaux systèmes de canons et d’arquebuses pour appuyer au besoin ses droits, et en surveillant de très près l’instruction de son infanterie. Peu fortuné dans ses négociations, mal servi par des ministres infidèles (dont un des pires fut précisément Antonio Montecatino), il s’efforçait de cacher les déceptions de son orgueil et s’enfermait en lui-même. Si quelque souverain plus moderne ou plus près de Gœthe eût eu certains traits de ressemblance avec lui, c’eût été, peut-être, un des Hohenzollern, prédécesseurs de Frédéric II,