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lance de haut, et qui « tombent comme une grêle sur les gradins où le peuple est assis, » puis de nuées d’oiseaux rares « qui semblent descendre du ciel et obscurcissent le jour. » Ils nous disent que les mains ne suffisent pas à les tenir, et que chacun les entasse dans les plis de sa tunique. Mais comme l’empereur s’aperçut que c’étaient les pauvres gens, c’est-à-dire les plus audacieux, ceux qui craignent le moins de se jeter dans les cohues, qui finissaient par tout emporter, il fit distribuer aux autres, c’est-à-dire aux chevaliers et aux sénateurs, des billets (tesseras) qui donnaient droit à des distributions particulières. — C’est le commencement de nos tombolas.

Est-ce à ces inventions ingénieuses que les jeux de la scène ont dû cette fortune de ne jamais lasser l’attention publique ? Toujours est-il qu’ils paraissent avoir été jusqu’à la fin le divertissement préféré des Africains. C’est au moins celui dont la mention revient le plus souvent dans leurs inscriptions. Une fois même, il est dit formellement que le peuple les a réclamés, et qu’ils ont été donnés à sa demande, expostulante populo.

Je ne veux pas pousser plus loin cette étude, quoiqu’elle soit loin d’être achevée. Il resterait à montrer comment ce goût qu’on éprouvait pour les jeux publics résista aux désastres de l’empire, aux calamités de toute sorte dont il fut atteint aux IIIe et IVe siècles, et, ce qui est plus surprenant, aux attaques violentes des chefs de l’Eglise. Le christianisme, vainqueur de tout le reste, fut vaincu dans la lutte qu’il entreprit contre eux. Malgré la domination qu’il exerçait sur les âmes, il ne parvint pas, en dépit de tous ses efforts, à détacher ses fidèles des théâtres et des cirques. Il faudrait surtout faire voir comment cette passion s’est répandue dans le monde entier, aussi bien chez les gens instruits que parmi la populace grossière, comment des nations barbares, divisées sur tout le reste, se sont réunies dans la fréquentation des mêmes spectacles, et y ont puisé des idées communes ; en sorte que ce qui semblait ne devoir être qu’un divertissement futile est devenu l’un des élémens les plus puissans de l’unité romaine. Ce sont là de grands résultats et qui me justifient d’avoir essayé de répondre à la question que se posaient nos compagnons de voyage, en présence du théâtre de Dougga et de l’amphithéâtre d’El-Djem.


GASTON BOISSIER.