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toutes les lignes le mot « profond », d’invoquer Spinoza, de remuer le problème du subjectif et de l’objectif. Dans la suite, un poète, Allemand aussi, mais d’esprit limpide, devait dire beaucoup plus simplement : « Avec ma grande douleur, j’ai fait de petites chansons. » Des milliers de poètes, de tous les temps, de toutes les races, en ont usé de même ; les uns avec conscience, les autres emportés par leur instinct, par la force mystérieuse qui, dans leurs âmes privilégiées, transforme en nobles pensées, en belles images, en rimes sonores, la pauvre matière humaine de leurs peines. Une des originalités de Gœthe, c’est, une fois cette transformation constatée, d’en avoir fait à la fois la méthode de son esthétique et le principe essentiel de sa morale particulière. On peut bien accepter Tasse pour un brillant plaidoyer en faveur de cette doctrine, mais il est autre chose encore.

Il répercute d’abord les derniers échos assourdis d’une tempête que Gœthe avait traversée, mais dont les ravages ne le menaçaient plus.

Pendant toute la période que le critique allemand appelle, non sans raison, celle des « années sauvages », et qui comprend les premiers temps du séjour à Weimar, Gœthe, comme un peu plus tard Schiller et les romantiques, s’était abandonné au rêve habituel des jeunes gens, au rêve d’une vie libre, affranchie de la tyrannie des conventions, des usages, des lois, propice à la large expansion d’une individualité exigeante et robuste. Chacun à sa manière, Gœtz et Werther expriment ce rêve : le premier, en nous faisant admirer un héros qui, dressé contre les forces sociales de son temps, les brave, et, même vaincu, les domine ; le second, en nous attendrissant sur une intéressante victime des conditions normales de la vie sociale. Or, les années avaient soufflé sur cet esprit de révolte ; les dernières flammes, dirait-on, en vacillent dans certains propos de Tasse, qui ne semblent ni des revendications justes, comme celles du Chevalier à la main de fer, ni des plaintes fondées et émouvantes comme celles de l’amant de Charlotte, mais des rêveries malsaines que dissipent de sages paroles. C’est en effet avec une douce puérilité d’enfant gâté, mais docile au fond, prêt à s’assagir, que Tasse regrette l’âge d’or, — celui « où chaque oiseau, dans le libre espace de l’air, où chaque animal, errant par les monts et les vallées, disait à l’homme : « Ce qui me plaît est permis ». — Ce qui lui vaut aussitôt une affectueuse réprimande de la princesse : « Mon ami, l’âge d’or est passé sans doute, mais les nobles cœurs le ramènent. Et, s’il faut t’avouer ce que je pense, l’âge d’or dont le poète a coutume de nous flatter, ce beau temps n’exista peut-être pas davantage qu’il n’existe. S’il fut jamais, il n’était certainement que