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suspect[1], et l’édition vénitienne des œuvres de Tasse[2], dans le dixième volume de laquelle il trouva, raconté par Muratori, l’épisode qui lui fournit son dénouement : un jour, en présence de plusieurs personnes, Tasse se serait laissé entraîner par sa passion jusqu’à embrasser la princesse Eléonore ; le duc se serait alors tourné vers ses gardes en disant : « Voyez quel malheur vient de frapper cet homme de génie : il a perdu la raison, » et l’aurait fait arrêter. Cet épisode est devenu légendaire : Muratori l’avait entendu raconter dans sa jeunesse par un vieux prêtre, l’abbé Carretta, qui disait le tenir de Tassoni. Manso et Muratori ne fournirent à Gœthe que le thème général de sa pièce, dont il n’écrivit que le premier acte, dans lequel n’apparaissait pas encore le personnage d’Antonio Montecatino. Il en lut des fragmens à Mme de Stein et à Knebel, puis abandonna son manuscrit. Il y songea en Italie : « Tasse croît lentement comme un oranger, écrivait-il quelques mois avant son retour. Puisse-t-il porter de bons fruits ! » A Rome, il avait pu lire une œuvre toute récente, qu’il étudia avec soin, la biographie de l’abbé Serassi[3], beaucoup plus complète et critique que celle de Manso : « Je lis maintenant la Vie de Tasse, de l’abbé Serassi, écrivait-il à Charles-Auguste en date du 28 mars 1788. Mon intention est de me remplir l’esprit du caractère et du sort de ce poète, pour avoir quelque chose qui m’occupe en voyage. Je ne désire pas achever la pièce commencée avant mon retour, mais j’espère la pousser plus loin. » Ce fut Serassi qui lui fournit Antonio, et la création de cette nouvelle figure l’amena à remanier entièrement son œuvre : il y mit la dernière main en 1789, menant ainsi de front, ou à peu près, la composition de ses sensuelles Elégies romaines, dont Christiane, son petit Erotikon, comme il l’appelait volontiers, était l’inspiratrice, et celle du drame quasi-platonicien que remplissait le souvenir de Mme de Stein.

Cette œuvre, qui fut si longue à mûrir, est une œuvre de belle ordonnance, savante et forte, « classique » de parti pris, dans ses formes régulières, dans la sévérité voulue de son style, dans l’apaisement même de son dénouement. Elle se développe presque sans incidens : on ne saurait imaginer une action moins mouvementée, d’allures plus sobres, de ton plus paisible. De lents dialogues se déroulent avec une ampleur majestueuse, auxquels le décor d’un temple grec conviendrait mieux que celui de

  1. Vita di Torquato Tasso, scritta da Giov. Battista Manso, Marchese della Villa. Rome, 1634.
  2. Opère di Torquato Tasso, Venise, 1739.
  3. La vita di Torquato Tasso, scritta dall’ Abale Pierantonio Serassi. Rome, 1785.