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Ces images étonnent un peu : une « tour babylonienne », une « pyramide », une conception hardie que le « sort » malicieux empochera peut-être d’aboutir, qu’est-ce que tout cela désigne ? L’administration du duché de Weimar, la direction du théâtre d’amateurs et des « thés » littéraires chez la duchesse-mère, des manuscrits si bien abandonnés que leur auteur même devait avoir quelque peine à les prendre au sérieux : peu de chose, en somme, une « base » étroite, sur laquelle se dressaient à peine encore quelques pans de murailles commencées qui n’annonçaient point un monument somptueux. Goethe, cependant, se maintint longtemps dans ces dispositions confiantes : ce sont celles qu’il exprime dans les fragmens poétiques que nous avons cités plus haut : « C’est demain seul qui dira si son action était nuisible ou profitable… » « Qu’il échoue ou qu’il aborde, il se fie à ses dieux. » Ou encore, dans le Chant d’orage du pèlerin : « O Génie ! celui que tu n’abandonnes pas, ni la pluie ni la tempête ne lui soufflent le frisson dans le cœur… Muses et Grâces, moi qu’attendent toutes les couronnes de félicité dont vous avez embelli la vie, je reviendrais découragé ?… » Il se découragea pourtant, à la longue ; ou plutôt il se lassa, — il se lassa de la monotonie de ses plaisirs, de la médiocrité de ses actes, il se lassa, de disperser ses forces en futilités, en recherches trop variées pour qu’il n’en sentît pas la faiblesse, il se lassa de la disproportion qu’il fut bien obligé de reconnaître entre son génie et ses œuvres. Mécontent de lui-même, il le devient des autres : il déplore alors de menus changemens qui surviennent dans l’étiquette de la cour ; il se plaint à Mme de Stein du tapage qu’on fait « pour chasser un lièvre mort » ; dès qu’il est séparé d’elle, il lui écrit sur un ton de tendresse sentimentale qui trahit le désarroi d’une âme incapable de porter le faix de la solitude. D’autre part, les visites qui égaient Weimar lui paraissent fastidieuses, comme aussi les distractions qu’il affectionnait autrefois : « Notre compagnie est vraiment la plus ennuyeuse qu’il y ait au monde », écrit-il à Knebel. C’est l’ennui, le spleen, le tædium vitæ d’un inutile désœuvré. Gœthe avait trop d’énergie, trop de confiance en soi, pour s’abandonner longtemps à un tel sentiment : il prit donc la résolution, pour changer de vie, de changer de place : le 3 septembre 1786, il partit pour l’Italie, mystérieusement, sans prendre congé de personne. Il n’avait confié ses projets de voyage qu’à Charles-Auguste, de qui il dépendait. Mme de Stein elle-même les ignorait. Il s’en allait « tout seul, sous un nom d’emprunt », écrivait-il au duc en le priant de ne pas parler de la durée probable de son voyage. Cela ressemblait à une fuite.