Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II

Mais ce n’étaient que des éclaircies. De ces hauteurs, Goethe retombait bientôt dans son existence de ministre-courtisan, combien banale et combien pauvre !

Certes, l’idée est loin de nous de reprocher à un poète de s’être laissé vivre, pendant un temps, en oubliant d’écrire. La vie est l’étoffe même de la poésie : ses joies, ses douleurs, ses fatigues, ses blessures, ses déceptions, ses efforts, n’est-ce pas la matière brute que le génie s’assimile avant de la travailler ? L’écrivain qui ne sait pas se créer le loisir de vivre, — ne fût-ce que dans les retraites intimes de son cœur, — ne sera jamais qu’un rhétoricien ; car l’art, quel qu’il soit, dépend de la vie : il est sa fleur et son fruit, c’est par elle qu’il s’épanouit, qu’il se dore et qu’il se mûrit. D’ailleurs, est-ce que ce que nous sommes n’importe pas davantage encore que ce que nous faisons ? Les plus beaux poèmes, les livres les plus admirés, les drames les plus applaudis, ne manifestent qu’une portion de leur auteur : derrière, il y a tout l’homme, avec le monde inexprimé des sentimens qu’il a gardés pour soi seul, des pensées qu’il n’a pas formulées, des actes qu’il a exécutés ou seulement conçus, avec les vibrations intimes de son âme aux contacts étrangers, au choc des événemens, avec, en un mot, le mystère de son être véritable. C’est ce fond, si souvent ignoré, qui constitue la source de son génie, quand il en a, et qui nourrit son œuvre, quelle qu’en soit l’envergure : les larges fleuves font les grands lacs, comme les ruisseaux font des étangs.

Il faut que, chez Gœthe, les facultés de réalisation dont l’ensemble forme ce qu’on appelle le talent aient été bien puissantes, il faut qu’il ait possédé à un degré bien surprenant l’art de tirer parti de toute matière : car celle que lui fournit sa vie, pendant ces dix années, paraît de pauvre qualité.

Son cœur se vide en des sentimens dont il sent la misère, qui le laissent mécontent de lui-même et ne s’alimentent que par l’effort répété d’une correspondance artificielle et fastidieuse. Sa pensée, comme enchaînée, s’échappe à peine en des élans aussi rares qu’ils sont magnifiques. Ses actes se dispersent en vaines tentatives, en essais avortés, en bagatelles insignifiantes. Si l’on recherche ce qui l’a préoccupé, en dehors de Mme de Stein et du théâtre d’amateurs, on ne trouve que des futilités, ou bien, au mieux, des projets qui n’aboutissent pas. C’est la reconstruction du château et l’arrangement du parc au bord de l’Ilm : œuvre méritoire, à coup sûr, mais qui pouvait s’accomplir sans génie.