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etc. Là, son génie assoupi se réveille, dans tout son éclat, ou même avec un éclat nouveau. Il ne songe plus à distraire Charles-Auguste ou la duchesse-mère, à s’amuser soi-même comme un oisif qui chercherait à tuer le temps, à présenter sous les couleurs qui lui conviennent ses liaisons du jour, à recueillir les applaudissemens faciles des petits courtisans de sa petite cour. Avec ce don merveilleux de s’objectiver qu’il possédait à un si haut degré, il semble regarder de très haut le « moi » frivole et dissipé qu’est pour un temps le conseiller von Goethe, ministre de la Guerre, puis des Finances, du grand-duché de Weimar, régisseur du théâtre d’amateurs et coureur d’aventures ; et il affirme qu’en cet être futile, aux dehors capricieux, il y a toujours, malgré tout, un superbe exemplaire de l’humanité, fécond en forces qui trouveront un jour leur emploi, riche de génie, capable de grands coups d’ailes. Écoutez-le se parler et se répondre, dans cette espèce de vision fantastique qu’est le poème d’Ilmenau, écrit pour l’anniversaire du duc :

« Je te salue, ô toi qui, à cette heure avancée de la nuit, veilles, plein de pensées, sur ce seuil. Pourquoi restes-tu éloigné de ces joies ? Tu me parais plongé dans des réflexions importantes. Qu’est-ce donc, que tu te perds dans tes pensées et n’attises pas même ton petit feu ?

« — Oh ! ne m’interroge pas, car je ne suis point disposé à satisfaire légèrement la curiosité de l’étranger ; épargne-moi même ton bon vouloir ; voici le moment de se taire et de souffrir. Je ne suis pas en état de te dire moi-même d’où je viens, qui m’a envoyé ici ; j’ai échoué ici de mes régions étrangères, et j’y suis retenu par les liens de l’amitié.

« Qui se connaît soi-même ? Qui sait ce dont il est capable ? Le courageux n’a-t-il jamais risqué d’entreprises téméraires ? Et ce que tu fais, c’est demain seul qui dira si ton action était nuisible ou profitable. Prométhée lui-même ne laissa-t-il pas couler la pure flamme du ciel sur l’argile nouvelle pour la diviniser ? Et pouvait-il s’infuser mieux que du sang terrestre dans les veines animées ? J’apportai le feu pur de l’autel ; ce que j’ai allumé n’est pas une flamme pure. L’orage étend le brasier et le danger ; je ne chancelle pas en me condamnant.

« Et si j’ai chanté imprudemment le courage et la liberté, la loyauté et la liberté sans peine, l’orgueil de soi-même et le contentement du cœur, j’ai mérité la belle faveur des hommes. Pourtant, hélas ! un dieu m’a refusé l’art, le pauvre art de me comporter avec adresse. C’est pourquoi me voici en même temps élevé et abaissé, innocent et puni, innocent et heureux… »