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L’arrivée de Goethe mit ce petit monde en ébullition. Avec sa gaîté, sa verve, sa confiance en soi, le double éclat de sa robuste jeunesse et de sa réputation déjà grande, il eut bientôt fait la conquête du jeune duc et de ses amis. On le trouva « amusant ». Wieland, qui aurait pu concevoir quelque dépit du succès de ce nouveau venu, avait l’âme bonne et s’en réjouit. D’ailleurs, Gœthe débuta par un acte de générosité des mieux entendus : il fit appeler à Weimar, en qualité de président du consistoire (Superintendent) son ancien ami Herder. Herder, Wieland et Gœthe, c’était la trilogie du génie, les trois premiers noms de la jeune littérature allemande. Leur présence simultanée pouvait tout remuer, tout changer. Les partisans de l’ancien cours s’inquiétèrent. Le ministre Fritzsch tenta de résister : quand le duc lui annonça que le Dr Gœthe allait entrer au conseil avec le titre de « conseiller privé de légation », il répondit en envoyant sa démission. Mais le duc ayant maintenu son choix, il la retira. Les mécontens s’agitèrent : « Gœthe cause ici un grand bouleversement, écrivait l’un d’eux, en français du cru ; s’il sait y remettre ordre, tant mieux pour son génie. Il est sûr qu’il y va de bonnes intention ; cependant trop de jeunesse et peu d’expérience, mais attendons la fin. Tout notre bonheur a disparu ici : notre cour n’est plus ce qu’elle était. Un seigneur mécontent de soi et de tout le monde, hasardant tous les jours sa vie avec peu de santé pour la soutenir, son frère encore plus fluet, une mère chagrine, une épouse mécontente, tous ensemble de bonnes gens, et rien qui s’accorde dans cette malheureuse famille. » Le tableau n’est pas aimable : qu’il soit exact ou poussé au noir, il montre du moins que Gœthe avait bien complètement conquis la petite résidence de Charles-Auguste, dont il allait peu à peu faire la sienne. Il entrait dans une période nouvelle de sa vie : comment la remplirait-il ?

Qu’on étudie son séjour à Weimar dans les récits de ses admirateurs ou dans ceux de ses détracteurs, on est frappé de la médiocrité du bilan que les uns et les autres en établissent. Ces dix années, de quelque côté qu’on les examine, sont un néant. Gœthe l’atteste lui-même. « Tous les travaux que j’avais apportés à Weimar, écrit-il dans ses Annales avec l’arrière-pensée évidente de s’excuser, je ne pouvais les continuer, car le poète se créant un monde par anticipation, le monde vil qui s’impose à lui l’importune et le trouble : le monde veut lui donner ce qu’il possède déjà, mais autrement, et qu’il doit s’approprier pour la seconde fois. » Cela n’est pas très clair. Pour mieux comprendre, relisez quelques-unes des « chansons de société » qui datent de