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M. Richard M. Meyer fût la meilleure. En tout cas, elle est la plus commode. Car ces dix années de Weimar (1775-86) qui précèdent le voyage en Italie, sont d’un récit difficile, comme le sont toujours des années vides, des années de paresse, de plaisirs médiocres, de tâtonnemens perdus, d’activité diffuse.

C’est le 7 novembre 1775, à cinq heures du matin, que Gœthe arriva à Weimar. Il quittait une grande et belle ville historique pour une petite résidence de 6 265 âmes, capitale d’un duché (Saxe-Weimar-Eisenach) dont la population totale (encore ce chiffre est-il celui de l’année 1786) était de 93 360 habitans.

Ce pays était administré par 842 fonctionnaires, et défendu par une armée de 310 soldats. Les mœurs en étaient simples, le gouvernement patriarcal. Rien de remarquable dans la ville, dont l’ornement principal, le château, venait d’être détruit par un incendie. Mais les portes étaient rigoureusement fermées toute la nuit, et des ordonnances de police y réglaient les moindres détails de la vie. Il y avait des lois somptuaires pour réprimer le luxe des toilettes, des maisons, des plaisirs. Une loi spéciale défendait de fumer dans les rues ; une autre, les visites trop fréquentes dans les villages de la banlieue ; une autre encore interdisait de tenir des propos inutiles sur les événemens du jour.

Ce pays, dont le souverain venait d’être déclaré majeur à dix-sept ans (3 septembre 1775), avait été gouverné pendant une quinzaine d’années par la duchesse-mère Anna-Amélie, fille du duc Charles de Brunswick et nièce de Frédéric II. Très jeune au moment de la mort de son mari, mais de tête solide et naturellement adroite, Anna-Amélie se tira honorablement des difficultés de sa tâche. Comme régente, elle ne manqua ni d’habileté ni d’esprit de suite ; comme mère, elle prit à cœur l’éducation de ses deux fils, dont elle confia la direction à Wieland ; comme femme, elle est diversement jugée : bien qu’elle aimât à s’entourer d’hommes de lettres, Schiller lui trouvait l’esprit excessivement borné : « Rien ne l’intéresse, écrivait-il à Korner, que ce qui touche à la sensualité, qui seule lui donne le goût qu’elle a ou veut avoir pour la peinture, la musique et les autres arts. » Il est vrai que Wieland, plus indulgent, saluait en elle « un des plus aimables mélanges d’humanité, de féminité et de majesté ». En réalité, la jeune duchesse-mère était une personne d’esprit et de sens, intelligente et gaie, gracieuse sans être jolie, fort éprise de plaisirs. Comme tous les princes allemands de l’époque, elle avait organisé sa cour sur le modèle de celle de Versailles : on s’y habillait, autant que possible, à la française, on y parlait le français plutôt que l’allemand, on applaudissait au théâtre